LE MONDE EN FACE - MARINA CARRERE D'ENCAUSSE

Ils ont entre 20 et 30 ans et vivent en Algérie. Mehdi, Anis, Athmane, Hania et Sonia, ont décidé d’écrire eux-mêmes leur destin. Depuis leur naissance, ils n’ont connu qu’un président, Abdelaziz Bouteflika. L’annonce, en février 2019, de sa candidature pour un cinquième mandat, a provoqué une colère et un soulèvement d’une ampleur inédite, appelé le hirak.

Depuis plus d’un an, l’Algérie est secouée par d’immenses marches à travers tout le pays. La jeunesse dénonce le « pouvoir » en place qui les empêche de vivre. Une jeunesse qui a soif de démocratie et de liberté. Dans ce pays si proche de nous mais tellement étranger, le hirak est parvenu à évincer Bouteflika. Mais le régime autoritaire et militaire continue de s’accrocher au pouvoir.

Ce film montre le combat de cinq jeunes algériens pour leur liberté. En témoignant, ils ont accepté de prendre des risques insensés pour se raconter et raconter leur pays. Leurs destins individuels épousent désormais une cause plus grande qu’eux : la révolution. Car cette quête démocratique, c’est la déclaration d’amour d’un peuple à son pays.

Les témoins :

Anis, 20 ans, étudiant en informatique. Il tient une petite boutique de métal à Alger centre.

Mehdi, 28 ans, ingénieur en génie civil à Oran. Il est au chômage et rêve de développer le tourisme en Algérie.

Sonia, 26 est psychiatre à Tizi Ouzou. Engagée pour la défense des droits des femmes, elle se félicite de la place essentielle des Algériennes dans la révolution.   

Athmane, 29 ans, avocat à Tizi Ouzou. Militant des droits de l’homme, il défend les détenus d’opinions et politiques lors du Hirak.

Hania, 26 ans, technicienne de cinema. C’est une « hirakiste » de la première heure qui est prête à tous les sacrifices pour vivre dans une Algérie libre et démocratique.

Note d'intention de Mustapha Kessous

Depuis des mois, chaque vendredi, les Algériens défilent pour exiger le départ du système dont il dénonce la corruption et la spoliation. Ils veulent une deuxième république, réellement démocratique, celle-là. Leur fierté retrouvée, ils ont bien l’intention de récupérer leur souveraineté.

Totalement imprévisible et loin de la violence que l’on associe habituellement aux pays « arabes » comme une malédiction inéluctable, cette révolution faite de sourires a montré au monde entier qu’il était possible de se faire entendre dans la joie sans verser une goutte de sang ou presque, en marchant pacifiquement, sans casse et avec civisme, allant même jusqu’à ramasser les détritus après chaque rassemblement.

Pour autant, les Algériens ne sont ni dupes, ni naïfs. Malgré le départ de Bouteflika, ils savent que le pouvoir va s’accrocher comme il peut. Ils ont conscience que « dégager le système » est une lutte d’usure. Ils sont résolus à la mener jusqu’au bout.

Naturellement, j’ai été gagné par l’immense vague d’espoir qui réunit tous les Algériens dans leurs revendications légitimes et qui soude leur détermination. Je me suis rendu en Algérie, aux quatre coins de cet immense territoire, pour aller à la rencontre de ce peuple si divers. J’ai alors pu mesurer concrètement ce qu’était une dictature, ce que cela signifie de vivre en dictature. Les verrous, l’oppression, la misère et l’injustice comme normes.

Cette révolution, je veux en être témoin et, surtout, je veux donner la parole à ses premiers acteurs, ceux qui la font. Il faut rendre hommage à cette jeunesse algérienne qui a impressionné et inspiré ses aînés. On la croyait dépolitisée, individualiste et désintéressée du destin national. On disait d’elle qu’elle avait tourné le dos à la patrie. Et pourtant, ces enfants du pays se sont rebellés et se mobilisent plus que jamais pour arracher leur liberté. Ils sont le fer de lance de la révolution et c’est avec joie, humour et sagesse que la jeunesse algérienne défie le pouvoir. Une leçon de démocratie."

Pour cette génération qui a grandi sous l’ère Bouteflika, avoir 20, 25 ou 29 ans en Algérie, c’est « être dans le vide ».  Le chômage est leur principal horizon. Il touche officiellement 26,4 % des 16-24 ans et concerne 18% des diplômés. En Algérie, l’emploi informel représente 45 % du PIB. Une culture de la débrouille, indispensable pour survivre.

Entre l’absence de perspectives, un pouvoir corrompu qui spolie les ressources naturelles et usurpe l’indépendance, le verrouillage du pays et le traumatisme de la guerre civile des années 1990, l’ennui et l’impossibilité de s’aimer librement, les Algériens ont été poussés à l’écœurement, à ne plus croire en rien, jusqu’à se détester eux-mêmes. Il existe même un terme qui exprime ce trop plein d’humiliations et de rancœurs : le « dégoûtage ».

Un syndrome qui s’est transmis de génération en génération jusqu’à la jeunesse actuelle. Celle-ci hérite aussi des peurs et des traumatismes de ses aînés. Notamment, la crainte de revivre les atrocités de la décennie noire qui a fait 200 000 morts dans une guerre civile larvée contre le terrorisme islamique. Les islamistes ont causé à la nation une blessure indicible, encore vive. Ils ont été, pour la plupart, amnistiés par la loi sur la concorde civile, mesure phare de Bouteflika à son arrivée à la tête du pays pour garantir la paix. Les victimes, elles, ont été privées de justice. La peur des islamistes a beaucoup été exploitée par le pouvoir pour tuer dans l’œuf toute contestation. Elle explique en partie le fait que l’Algérie n’ait pas connu son « printemps arabe » en 2011.

Toutefois, les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas vécu cette décennie noire, cette histoire est celle de leurs parents. Et s’ils ne nient pas leur héritage, ils refusent d’y être enfermés. Et c’est pourquoi, au milieu du vide et du « dégoûtage », se manifeste chez eux une incroyable rage de vivre. C’est probablement ce qu’ils ont à la fois de plus impressionnant et de plus touchant. Ils sont nés sur des champs de ruines, où l’on a semé l’horreur, la division et le déni, la misère et la résignation, et ils sont mus par une pulsion vitale aussi déconcertante que bouleversante.

Cette jeunesse est amoureuse de son pays, un amour irrationnel et difficile à saisir tant ce pays leur « a fait du mal ».

Sous le poids des traditions patriarcales et du code de la famille qui régissent la vie sociale et intime des Algériens (et surtout des Algériennes), les jeunes étouffent. Au milieu des tabous et de l’hypocrisie, ils souffrent de ne pouvoir s’aimer au grand jour. Des frustrations millénaires rongent leur existence.

C’est peut-être pour cette raison qu’ils aiment leur pays si passionnément. Par soif d’amour, en quelque sorte. Toujours est-il que la liberté sexuelle fait partie des revendications de la jeunesse.

Aujourd’hui, ce qui préoccupe les jeunes algériens plus que tout, c’est l’avenir de leur pays. S’ils ont tourné la page de l’histoire coloniale, ils ont conscience, en revanche, que le pouvoir actuel puise sa légitimité dans la guerre d’indépendance pour continuer à exercer son emprise sur le pays. Ils considèrent qu’en réalité, ils vivent toujours dans un pays colonisé, cette fois-ci par le FLN. Avec cette révolution, ils veulent obtenir leur deuxième indépendance : « on est en train de se libérer », assurent-ils.

La jeunesse algérienne actuelle est à un moment charnière de l’histoire, elle n’est pas encore libérée d’un système politique et social autoritaire et archaïque mais elle a redonné espoir à tout le peuple d’Algérie.

Peut-être est-elle mieux armée pour enfin exorciser un passé qui, depuis trop longtemps, a cultivé autant le ressentiment que la résignation ? Cette génération sera-t-elle la première à se relever des traumatismes successifs qui ont déchiré le pays ? Par amour pour lui, elle est disposée à essayer de toutes ses forces.