Elles ne se connaissaient pas il y a un an. Elles ont des âges, des parcours, des situations sociales différentes, mais elles partageaient sans le savoir une même révolte contre la vie chère, les perspectives d’avenir bouchées et le mépris de ceux qui prennent les décisions à 10 000 km de là.
Pour la première fois de leur vie, les femmes réunionnaises ont décidé de ne plus se taire, de ne plus laisser aux hommes le monopole du combat.
Elles sont montées au front dès le début du mouvement, vêtues de leurs chasubles jaunes, sacrifiant, s’il le fallait, leur vie professionnelle et parfois même leur vie de famille.
À travers le portrait de cinq femmes, dans leur intimité et au sein du groupe, ce film est le récit d’une lutte qui perdure au-delà des barrages et qui a transformé chacune d’elles en profondeur.
Présentation : Elyas Akhoun
Un documentaire réalisé par Claire Perdrix
Produit par Chasseur d'étoiles
Avec la participation de France Télévisions
52 minutes
2019
Diaporama photo
Note d’intention de Claire Perdrix, réalisatrice
À l’automne 2018, la colère des gilets jaunes explose. Inspirée d’abord par une taxe quasi banale sur le carburant, elle s’est imposée au fil des semaines, des mois, comme une lame de fond renforcée par des années de frustrations, d’injustices. Elle a libéré la parole de ceux qui avaient pris l’habitude de se taire. Comme beaucoup, j’ai été embarquée par la vague. J’ai arpenté le bitume pour entendre cette parole, parcouru les papiers qui sortaient, les essais, vu les reportages et les films consacrés à ce mouvement inédit.
Très vite, c’est la présence des femmes, leurs attitudes, et leurs émotions qui me sont apparues comme les plus puissantes.
L’infirmière ou l’employée des pompes funèbres du Lot-et-Garonne racontées par Florence Aubenas ; Cindy ou Marie, les travailleuses précaires qui illuminent le film de Gilles Perret et François Ruffin, ou encore Patricia, l’assistante sociale coiffée de son bonnet phrygien en papier crépon qui me confiait, en décembre dans une manifestation parisienne, sa fierté de battre le pavé pour la toute première fois de sa vie « au nom de tous celles qui n’ont même plus la force de l’ouvrir ».
Parce qu’elles sont femmes, elles sont les plus touchées par la précarité, se voient imposer des temps partiels, sont moins payées que les hommes. Et parce qu’elles assument bien plus souvent les charges domestiques, elles connaissent mieux que personne le prix des denrées alimentaires, des vêtements pour les enfants, des fournitures scolaires, de la mutuelle, du gaz et de l’électricité. Elles savent les fins de mois impossibles, l’humiliation de celles à qui le superflu n’est jamais autorisé.
La révolte des gilets jaunes a mis en lumière les mères célibataires, travailleuses pauvres, retraitées, celles à qui le système ne fait pas de cadeau et qui pourtant font tourner les rouages essentiels : santé, hygiène, éducation.
Très vite l’opportunité de construire un film autour de ces femmes m’est apparue comme une évidence et celle de le faire sur l’île de la Réunion comme une nécessité. Là-bas, le mouvement des gilets jaunes a eu l’effet économique d’un cyclone de grande ampleur, il a entraîné en quelques jours l’île dans la pire crise qu’elle ait connue depuis les années 1990. Les images qui parvenaient en métropole faisaient état de guérilla urbaine, insistant volontiers sur les agissements des casseurs, les « cagoules noires ». Pourtant comme le soulignait l’historien Gilles Gauvin dans le Journal Libération, on aurait tort d’y voir la jacquerie de quelques précaires.
Je connais ce département, vulnérable. Loin du cliché de la carte postale exotique, la pression démographique sur le littoral atteint un seuil critique. 40 % des habitants vivent sous le seuil de pauvreté et plus de la moitié des jeunes sont au chômage. A eux, il ne suffit pas de traverser la rue pour trouver un travail ! Ici encore ce sont les femmes qui révèlent à mon sens le mieux la réalité du territoire. La « double peine » comme me disait l’une d’entre elle. Une misère plus grande et des prix plus hauts qu’en métropole, jusqu’à 35% de plus sur l’alimentaire.
Pour Alex Vardin, l’avocat des gilets jaunes de la Réunion, le coût de la vie a fait se lever en premier lieu les mères de famille « chez nous, les femmes assument, souvent sans broncher, mais cette fois on touche à leur gosse, à leur capacité à les nourrir. Quand vous devez choisir entre la viande et le lait, renoncer au centre de loisirs pour payer la cantine chaque jour ou refuser à votre gamin ses céréales dès le 15 du mois, vous sortez les griffes, c’est ce qu’elles ont fait, avec beaucoup de force et de dignité. ».
On dit que la révolution française a pris quand les femmes ont commencé à sortir de chez elles… À La Réunion c’est peut-être une petite révolution qui se prépare, alors car leur présence dans ce mouvement est réellement inédite. Ginette, l’une des « gramounes » du mouvement, désespérait de voir un jour ses sœurs réunionnaises taper du poing sur la table : « Ici on parle toujours de l’esclavage, des méchants blancs qui nous ont colonisés, mais on oublie de dire que nous, les femmes, on continue d’être soumises au bon vouloir des hommes, c’est plus nos maîtres, c’est nos maris et des fois c’est pire ! ».
Me Vardin confirme sans ambages : « L'égalité des sexes ici est une pure fiction, les Réunionnaises subissent en permanence une discrimination à l’embauche, la dévalorisation dans le débat public, et on ne parle pas des violences conjugales, un fléau, un massacre. » Sur la vingtaine de femmes gilets jaunes que j’ai contactées pour écrire ce film, près d’une sur deux avait subi la violence, jeune dans sa famille ou plus tard dans son couple. Je n’en tire pas une statistique mais cette récurrence m’interpelle et leur volonté de relever la tête à travers ce mouvement m’intéresse tout particulièrement.
Kataline et Sergine m’ont affirmé dès nos premiers échanges qu’elles ne baisseraient plus jamais les yeux face à un agresseur, qu’elles n’auraient plus peur. Ce mouvement les a rendues fortes, il leur a redonné une dignité, une place dans la société. Au dire de toutes ces femmes que j’ai longuement interrogées, la deuxième grande victoire de ce mouvement, c’est d’avoir réveillé la solidarité. Le troisième pilier de la devise française prend enfin tout son sens. Comme le soulignait Kataline, « ici, avec notre histoire passée, c’est difficile de parler de liberté et l’égalité on n'y croit plus depuis belle lurette, mais la fraternité ça oui, on sait maintenant la valeur que ça peut avoir ! ». La fraternité ou plutôt la sororité a pris ici, peut-être plus encore qu’ailleurs, une importance capitale. Il y a deux fois plus de familles monoparentales à La Réunion qu’en métropole, dans l’immense majorité des cas assumées par les femmes comme Maeva. « Avant le mouvement, j’étais un robot, je ne devais jamais flancher, jamais pleurer devant mes enfants, jamais me plaindre, je me rongeais de l’intérieur. Aujourd’hui j’ai un groupe d’amies sur qui compter, la galère elles connaissent bien, on en parle, on crie notre colère, on ne se juge pas, on avance ensemble et on en rigole même souvent ! Je ne dis pas qu’on va changer le monde avec nos réunions mais mon petit monde a moi il a déjà changé. ».
Chacune des quatre femmes que j’ai choisi de suivre m’a dit avoir été réellement bouleversée par combat. Il y a eu pour chacune un « avant gilet jaune » et il y aura un après. Kataline dit avoir changé radicalement sa façon de consommer, plus utile peut-être encore qu’un bulletin de vote « terminé le supermarché, je ne marche plus dans leur combine, on a créé un jardin partagé, et bientôt j’aurai mes poules. On va aussi chez les petits producteurs, quand tout était bloqué sur l’île, c’est grâce à eux qu’on a pu manger et aujourd’hui on se dit que c’est surement la meilleure solution pour nous ». Mine de rien, ces femmes sont aussi en train de définir une vraie solution politique alternative dans une île où jamais le modèle dominant d’une agriculture unique d’exportation (la canne) n’a été remise en cause au profit d’une agriculture vivrière qui permettrait de limiter les importations, la dépendance et les surcoûts. Enfin, en trouvant la force de se battre pour leurs droits, leurs fins de mois, elles ont aussi trouvé celle de se battre pour les autres. C’est, à mon sens, le troisième grand bénéfice de ce mouvement. Cette « volonté des gens d’en bas de s’occuper de ceux encore plus bas, dans le gouffre » comme le soulignait l’académicienne Danielle Sallenave dans son essai « Jojo le gilet jaune »*.
Kataline, aujourd’hui sans emploi, est devenue bénévole dans une épicerie solidaire, Sergine distribue des plats chauds aux SDF de sa commune deux fois par semaine avec des copines gilets jaunes, Maeva court les administrations sur le peu de temps libre qui lui reste pour négocier des réductions sur les transports publics pour la population, et Ginette continue de préparer des petits repas pour les derniers mohicans de la lutte qui squattent encore les quelques ronds points occupés. « Tant qu’on a pas tout donné, on a rien donné, c’est dans la Bible, non ? »
Ce film n’est pas un film militant au sens premier du terme, il s’attachera beaucoup moins à la lutte de ces femmes contre le pouvoir qu’au changement que cette lutte a induit en elles. Les revendications politiques m’intéressent ici moins que leur parcours personnel sur cette période de vie inédite.
Que reste-t-il de leur bataille commune ?
La fierté retrouvée, l’amitié née de cette mobilisation et la solidarité inscrivent le mouvement dans la durée. Il a, comme le dit joliment Sergine, « semé quelque chose ». Parce que ces femmes ont l’espoir d’un monde meilleur pour leurs enfants, elles ont choisi la colère sans la violence, elles ne ruent pas dans les brancards mais tentent de contourner le système, de reprendre le pouvoir sur leur vie.
Parce qu’elles sont femmes et précaires, elles étaient jusque-là invisibles et parce qu’elles sont à 10 000 km de la métropole elles avaient de forts risques de rester invisibles parmi les invisibles… Donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, faire émerger comme sur un tirage photo le détail, la partie cachée, celle qui raconte une autre histoire. C’est l’essence même de mon travail de documentariste.