À l’occasion de la Journée nationale des mémoires de la traite de l’esclavage et de leurs abolitions, France 2 diffuse Bois d’ébène. Une évocation poignante de la traite négrière que le réalisateur sénégalais Moussa Touré considère comme un « relevé d’empreintes ». Interview.
Pourquoi, pour évoquer la traite négrière et le commerce triangulaire entre l’Europe, les colonies africaines et le Nouveau Monde, avoir situé votre film en 1825 ?
Parce qu'il s'agit d'une époque charnière où règne, sur la question de l’esclavage, la plus grande ambiguïté. L’achat et le transport d’esclaves dans les colonies françaises, après avoir été abolis par la Révolution en 1794, puis rétablis par Napoléon en 1802, sont à nouveau interdits depuis 1815. Mais la traite continue bel et bien. Simplement, elle se fait de manière clandestine. Les négriers n’ont plus le droit d’aller chercher des esclaves en Afrique, alors ils partent avec des petits bateaux de croisière, qu’ils transforment sur place pour pouvoir les remplir au maximum et, arrivés aux Antilles, ils ne débarquent plus sur la côte mais à proximité, dans des conditions encore plus périlleuses. On est passé d’un commerce officiel à un trafic officieux. Le système s’adapte, perdure... De fait, cette époque marque également le début d’une prise de conscience générale. Les esclaves commencent à parler et les colons réalisent peu à peu que la situation ne peut plus durer. Il faudra tout de même attendre 1848, soit encore près de vingt ans, pour que, officiellement, l’esclavage soit aboli.
En racontant pas à pas le sort d’hommes et de femmes arrachés à leur pays pour servir d’esclaves aux Antilles, Bois d’ébène fait toute la lumière sur l’esclavage, y compris sur les aspects les moins connus ou les plus tabous, comme la responsabilité des Africains eux-mêmes…
J’avais 20 ans quand, à la fin des années 1970, la télévision sénégalaise a diffusé la série américaine Roots (Racines, en français), la première à montrer la réalité de l’esclavage. Toute la jeunesse a pété les plombs ! Dakar s’est enflammée et la série a dû être déprogrammée... Aujourd’hui encore, les Africains n’osent pas aborder cette question-là. L’historien Ibrahima Thioub, désormais recteur de l’université de Dakar, a été le premier, dans les années 1990, à en parler publiquement et à décrire toute la complexité, sociale, économique, culturelle, juridique, de la traite. S’adressant aussi bien aux Noirs qu’aux Blancs, il a su dire : « Les Africains aussi ont vendu des esclaves. » Les Blancs lui ont répondu : « C’est la vérité, mais nous ne pouvons pas la dire. » Les Noirs lui ont dit : « C’est la vérité, mais il ne faut pas la dire devant les Blancs. » Le tabou reste, vous le voyez, très pesant. En tant que cinéaste africain, il est de mon devoir de dire cette vérité.
Récits d’esclaves, carnets de bord de capitaines, lettres d’armateurs, plans de navires négriers ou gravures : votre souci de vérité passe par une documentation pointue…
Nous nous sommes en effet basés sur de très nombreuses sources historiques. La trame du film, l’histoire de Yanka et Toriki, ces deux amoureux nés libres dans un village du golfe de Guinée et vendus séparément comme esclaves aux Antilles, est par exemple authentique. Mais, au fond, le souci de vérité passe aussi, pour moi, par le choix des décors et du casting. En tournant dans les villages mêmes où a lieu la traite, je sais que les hommes et femmes que je filme sont, d’une certaine manière, les mêmes qu’à l’époque. Ils portent en eux la trace de cette histoire, qui est notre histoire commune.
Vous parlez de votre film comme d’un « relevé d’empreintes ». Qu’entendez-vous par là ?
Le scénario de Jacques Dubuisson et la documentation historique ont formé comme une voix parlant à mon oreille, mais, dans l’autre oreille, j’entendais une autre voix : la mienne… Comme tous les natifs de Dakar, j’ai grandi en voyant quotidiennement, de l’autre côté de la rive, l’île de Gorée, la « maison des esclaves ». L’île est un lieu de mémoire – une mémoire vivante, physique, palpable – qui a inscrit pour toujours son empreinte en moi. Si je parle de « relevé d’empreintes » aujourd’hui, c’est que je me sens comme un inspecteur de la police scientifique qui effectuerait des tests sur une scène de crime. Sur les corps de mes contemporains et les paysages de mon pays, je prélève les marques laissées par tous ces siècles d’esclavage. Puis j’applique les tests à moi-même, et il en ressort ce film.
Comment trouver le bon équilibre entre approche historique et démarche personnelle, au sein d’un genre tel que le documentaire fiction ?
Mais pourquoi ne dirait-on pas plutôt « fiction documentaire » ? Dès mes 14 ans, j’ai travaillé comme chef électricien, notamment sur des films de François Truffaut (L’Histoire d’Adèle H.) ou de Bertrand Tavernier (Coup de torchon). Je suis donc « né » au cinéma avec la fiction, ce dont témoignent mes premiers films (Toubab Bi en 1992 ou TGV en 1998). Puis le développement des caméras numériques, qui permettent de regarder la réalité – et notamment, en ce qui me concerne, la réalité de l’Afrique – sans en passer par le lourd appareillage du cinéma, m’a conduit au documentaire. Dans Poussières de ville, en 2002, j’ai filmé les enfants des rues de Brazzaville ; dans Nous sommes nombreuses, en 2003, les femmes congolaises violées, victimes des guerres des années 1990 ; dans 5 x 5, en 2004, un polygame entouré de ses cinq femmes et vingt-cinq enfants… L’expérience de la fiction nourrit celle du documentaire, et réciproquement. De la première, j’ai retenu les règles du cinéma (plan séquence, gros plan, etc.). Du second, j’ai appris le respect des regards et des silences. Et pour tout vous dire, aujourd’hui, je ne comprends pas bien ces distinctions entre documentaire et fiction. J’aime me situer « entre », justement. Car dans cet interstice, il y a la possibilité d’un film.
L’esclavage a déjà donné lieu à des films importants (notamment Amistad de Steven Spielberg en 1998 ou 12 Years a Slave en 2013 de Steve McQueen), dont se distingue Bois d’ébène. Est-ce dû au fait qu’il est un des rares films sur le sujet réalisé par un Africain ?
La parole sur l’esclavage a toujours été majoritairement du côté des Blancs. Or, ce que j’aime filmer – et ce que, je crois, je sais filmer – c’est le silence, autrement dit, le point de vue des Noirs, des opprimés. D’où peut-être la tonalité particulière de ce film…
En 2012, dans votre long métrage contemporain La Pirogue, vous filmiez un groupe d’immigrés africains traversant la mer pour rejoindre, en territoire espagnol, les îles Canaries. Avec Bois d’ébène, vous montrez la longue traversée des esclaves du XIXe siècle…
Les époques diffèrent, mais on a le sentiment – d’autant plus amer à l’époque des droits de l’homme et de la liberté individuelle – d’assister toujours aux mêmes mouvements humains, de l’Afrique vers l’Occident. Toujours le même trafic, avec ce que cela suppose de dangers pour ceux qui le subissent, de profits pour ceux qui l’organisent et de responsabilité pour ceux qui le laissent faire.
Propos recueillis par Cyrille Latour
En 1825, la traite des Noirs, interdite par la France depuis sept ans, est désormais clandestine. En Afrique, deux jeunes gens, Yanka et Toriki, se font capturer dans leur village du golfe de Guinée. Comme 12 millions d’Africains en près de quatre siècles, ils vont être vendus comme esclaves de l’autre côté de l’Atlantique. Un bateau négrier venu de Nantes les emporte aux Antilles françaises, où l’usage d’esclaves est toujours légal. Ils sont victimes ou acteurs de ce gigantesque trafic, et leurs mots tissent ce film : la mémoire vive d’un gigantesque trafic qui a dévasté bien des vies réelles avant d’être crime contre l’humanité. Sous l’œil inguérissable d’un cinéaste africain.
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Un film réalisé par Moussa Touré
Scénario de Jacques Dubuisson
Produit par Les Films d'Ici (Sébastien Onomo et Serge Lalou)
Production artistique : Elisabeth Kiledjian
Production exécutive - Sénégal Les Films du Crocodile
Commentaire dit par Lucien Jean-Baptiste
Avec la participation de France Télévisions, TV5Monde et Planète+
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