Temps fort semaine 43
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En France, en 2016, quatre groupes ont la main sur l’Internet et la téléphonie, mobile et fixe. Pour conquérir de nouveaux clients et les garder, pour décocher les premiers les flèches de l’innovation et servir toujours mieux leurs actionnaires, rien ne les arrête : batailles commerciales, alliances, coups bas et trahisons. Deux décennies d’une guerre implacable racontées par ceux qui l’ont menée… mais pas toujours gagnée.
À la tête d’Orange, le numéro un du secteur, Stéphane Richard, est un grand commis de l’État. Ancien conseiller technique de Dominique Strauss-Kahn au ministère de l’Industrie, puis de Jean-Louis Borloo et de Christine Lagarde au ministère de l’Économie, cet énarque, diplômé d’HEC, est choisi en 2011 pour succéder à Didier Lombard, emporté par la tourmente sociale qui secoue alors l’opérateur historique. Révolu le temps béni du monopole. Pour conserver sa position de leader, le président d’Orange doit autant savoir négocier avec l’État, actionnaire principal avec 26 % du capital, qu’avec les investisseurs privés et ses challengers. Parmi eux, Bouygues Telecom. Incarnation du capitalisme familial, l’entreprise a été fondée par Martin Bouygues, fils de Francis, magnat du BTP et patron de la chaîne privée TF1. Entré bachelier dans le groupe de son père, Martin en a gravi les échelons avant de s’aventurer dans les télécoms au milieu des années 1990. Premier à lancer un « forfait 3 heures », Bouygues Telecom bouscule la quiétude d’un secteur que se partagent alors France Telecom et SFR : « On était l’agitateur, celui qui rebattait les cartes, qui clairement “disruptait” le marché », s’enorgueillit son actuel P.-D.G. Olivier Roussat. Machine à cash dont les dividendes ont fait la fortune des Bouygues, le troisième opérateur s’impose à coups d’innovations techniques et marketing — la première Box, c’est lui. « Au milieu des années 2000, Bouygues Telecom n’a pas complètement rempli son rôle de numéro 3 dans le mobile », nuance Jacques Veyrat, l’ancien P.-D.G. de Neuf Telecom. Car bien vite la concurrence s’émousse et, au fil des ans, les trois acteurs en oublient de se livrer bataille sur le terrain des prix. Reconnus coupables en 2005 d’entente illicite par l’Autorité de la concurrence, ils sont condamnés à une amende globale de 534 millions d’euros. « Les prix français, par rapport à ceux d’autres pays, étaient absolument honteux, anormalement élevés », justifie Benjamin Coriat, professeur d’économie (Université Paris-XIII).
Qui pour rebattre les cartes ?
© DR
Cette sévère punition est une véritable aubaine pour Xavier Niel. « Quand vous allez voir l’un de vos concurrents et qu’il vous dit : “Oh ! la la ! vous n’allez pas vous en sortir…”, on se dit : “Qu’est-ce qu’on va gagner comme argent !” », s’amuse le fondateur de Free. Profil de visionnaire, adepte de la culture « start up », le self-made-man a bâti sa fortune dans le Minitel rose. Mais le patron d’Iliad est aussi celui qui a créé — « avec des copains » — Free, le premier fournisseur d’accès à Internet en France. Continuant à innover, en 2002, il lance le « triple play » (Internet, téléphone fixe et télévision) grâce à une révolutionnaire Freebox. Il ne manque à Free que le mobile… « Dans les années 2006-2007, se souvient Xavier Niel, on s’est dit qu’il fallait à tout prix que l’on aille dans la téléphonie mobile pour ne pas se trouver dans la difficulté. On a commencé alors à faire un travail de lobbying pour tenter d’obtenir la création d’un quatrième opérateur en France. » Au sommet de l’État, Nicolas Sarkozy et François Fillon ne sont pas sur la même longueur d’ondes. Réceptif au veto de Martin Bouygues, dont il est proche, le président n’envisage pas d’ouvrir le marché à un nouvel entrant. Persuadé de son côté que cela pourrait avoir un effet positif pour le porte-monnaie des Français, le Premier ministre le prend de court et donne son feu vert. L’Arcep, l’autorité de régulation du secteur, ouvre le marché en juillet 2009.
Vers un quatrième opérateur…
Seul candidat à répondre à l’appel d’offres, Xavier Niel décroche trois mois plus tard la quatrième licence. Louant l’utilisation du réseau d’Orange — l’itinérance —, Xavier Niel crée un tsunami en cassant les prix du mobile par deux. La guerre des opérateurs fait désormais rage. Une « war room » quasi quotidienne réunit l’état-major d’Orange. En octobre 2012, c’est la première saignée : SFR supprime plus de 1 000 postes et près de 600 personnes perdent le leur chez Bouygues Telecom. Face aux conséquences sur l’emploi de la politique low cost de Free, Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif, monte au créneau. En vain. Les pouvoirs publics sont d’autant plus impuissants qu’à l’initiative de Bouygues Telecom une nouvelle bataille pour la reconquête des clients engendre un autre cataclysme : il offre la 4G au prix de la 3G. Pourtant, sa riposte ne lui épargne pas un deuxième plan social, qui touche cette fois 1 500 personnes. Un vrai traumatisme dans une entreprise à la gouvernance familiale : « Ce n’est pas la même chose de faire un plan de restructuration quand vous connaissez la situation personnelle des gens. Ce n’est pas un fichier Excel… » assure son P.-D.G., Olivier Roussat. Pour Martin Bouygues, « c’est la chose la plus terrible qu’[il] aur[a] faite dans [s]a carrière ».
Tempête sur les marchés
Hors cadre, encore loin du petit théâtre des opérations, un nouvel homme, Patrick Drahi, ne cache plus son appétit. Polytechnicien, passé par le corps des télécoms, il a pris pied petit à petit dans l’univers du câble, rachetant un à un ses concurrents, parfois plus gros que lui, par endettement bancaire. Soutenu par un pool d’investisseurs internationaux, l’entrepreneur en veut : « Pourquoi je gagne ? Pas parce que je suis le plus intelligent, mais parce que je suis celui qui paye le plus cher. Quand il y a un appel d’offres, les gens se moquent du blabla. » Après avoir aggloméré ses acquisitions et réorganisé Altice — 2 000 emplois en moins chez Noos-Numéricable —, Patrick Drahi lorgne dès 2014 sur la presse mais aussi sur SFR, le numéro deux dont Vivendi envisage de se délester. L’opération intéresse aussi Bouygues Telecom. Si ce dernier l’emportait, il devrait, lui, revendre la partie réseau téléphonique de SFR à Free, le seul opérateur à ne pas en avoir en propre. Les enchères sont ouvertes. « J’ai tout le monde contre moi, rappelle Patrick Drahi, Martin Bouygues, Xavier Niel, Stéphane Richard, l’État. » Sa chance ? Bouygues ne parvient pas à réunir 1,8 milliard d’euros pour boucler l’affaire. Quelques coups de fil à ses banquiers suffisent à Patrick Drahi pour pouvoir proposer… 17 milliards d’euros ! La manche gagnée, il nomme Michel Combes, un de ses fidèles qui vient de redresser Alcatel-Lucent en supprimant 10 000 postes, à la présidence de SFR. Les têtes n’ont pas fini de tomber… Bien que lourdement endetté, Altice continue d’avancer ses pions. Pourquoi ne pas racheter aussi Bouygues Telecom ? Après des semaines de négociations, Patrick Drahi met 10 milliards sur la table. Martin Bouygues, au final, refuse : « Vous vendriez votre femme, vous ? » argue son fondateur. De son côté, au début de l’année 2016 Stéphane Richard, intéressé par une fusion-acquisition entre Orange et Bouygues Telecom, engage à son tour les tractations. Trois mois plus tard, en avril, leur échec est acté. La réponse des marchés est cinglante : en quelques jours, la valorisation boursière des quatre opérateurs chute de plus de 10 milliards d’euros. Si la débâcle est de courte durée en Bourse, elle risque d’être sévère sur le front de l’emploi. Pour continuer d’investir et de servir toujours plus grassement leurs actionnaires, les quatre ne rêvent plus désormais que de rejouer la partie à trois. La guerre des télécoms est loin d’être finie…
Christine Guillemeau
Documentaire
Durée 70 min
Auteur-réalisateur François Rabaté, avec la collaboration de Jean-Baptiste Diebold
Commentaire Patrick Cohen
Production Les Batelières Productions, avec la participation de France Télévisions et LCP Assemblée nationale
Année 2016
#LMEF
Après la diffusion du documentaire, Marina Carrère d'Encausse ouvre le débat avec ses invités : François Rabaté, réalisateur du film, Elsa Bembaron, journaliste, Benjamin Coriat, économiste, et Laurent Mauduit, journaliste d'investigation, auteur de Main basse sur l'information.