Le plus écrivain des humoristes, le plus misanthrope des clowns, le plus désopilants des angoissés, Pierre Desproges est aussi devenu un mort assez vivant : trente ans exactement après sa disparition, affirme sa fille, « il bouge encore ». Christophe Duchiron lui consacre un portrait irrévérencieux où – comme il aurait dit – « perce néanmoins une certaine tendresse désespérée ».
C’était au début des années 1980. Chaque soir à 20 h 30, sur FR3, un étrange cuistre lunaire à nœud papillon et oreilles décollées dynamitait l’écran de télévision en nous proposant de vérifier l’infaillibilité du pape, en nous révélant qu’Adolf Hitler faisait pipi dans la mer ou en nous expliquant l’inimitié entre la « Vénus de Milo » et le « Petit Prince de Saint-Exupéry » (« – Dessine-moi un mouton ! – C’est malin, p’tit con ! »). Les titres de cette Minute nécessaire de Monsieur Cyclopède méritent à eux seuls de figurer au panthéon (décousu) de la poésie absurde : « Maîtrisons un escargot forcené », « Apprenons à faire décoller une Alsacienne », « Démoralisons une majorette », « Voyons si la sainte Vierge est malpolie », etc. Le but affiché de ce rendez-vous – « diviser la France en deux : les imbéciles qui n’aiment pas et les imbéciles qui aiment » – sera atteint bien avant le 98e et dernier épisode (« Voyons si Superman ne serait pas un peu métèque sur les bords »). Tout Desproges est là : l’absurde, le calembour, la provocation, le mauvais esprit, l’humour noir et le nez rouge.
Né en 1939, Desproges déboule sur le petit écran en 1975. Auparavant, il a été rédacteur à L’Aurore et à Paris Turf, et même vendeur de fausses poutres en polystyrène expansé. Dans Le Petit Rapporteur (1975-1976) de Jacques Martin, déjà, il ne ressemble à personne : on le voit alpaguer les passants en prétendant être la nouvelle vedette de la télévision (« Je monte vers les cimes du succès ») et leur proposer un autographe, déclamer des alexandrins rue Lepic avec des vendeurs de fruits et légumes ou interviewer (?) Françoise Sagan (« Et votre jupe, là, c’est quoi ? Ça se lave comment ? À l’eau tiède ? »). Après le professeur Corbiniou de L’Île aux enfants, on le retrouve dans Le Tribunal des flagrants délires (1980-1983) de Claude Villers, sur France Inter, où il tient le rôle de procureur de la République, face à Luis Rego, avocat de la défense. Ses admirateurs – mais aussi ses victimes – découvrent un art et une jubilation à manier les mots qu’il cultive depuis l’adolescence.
« La seule chose que je respecte, c’est le Verbe »
Le style, chez Desproges, ciselé dans la peine et l’inquiétude, est aussi un stylet, qui fait souvent mouche et assassine. « La seule chose que je respecte, c’est le Verbe. La langue française, c’est mon jouet, mon jeu, mon gagne-pain. » Des admirations : Alexandre Vialatte, dont il a découvert les incroyables chroniques pour Spectacle du monde dans les chiottes de la caserne d’Épinal ; Franz Kafka (traduit par le précédent) ; Marcel Aymé ; Georges Brassens (un modèle d’humanité et un artiste qui a su ne jamais se compromettre)... Pour le reste, le respect n’est pas son fort. Desproges déteste les militaires, le sport, les académiciens, le rock, Julio Iglesias, les crottes de chien sur les trottoirs, les vieux, les jeunes, les détenteurs de vérité, le cancer (« J’ai pas de cancer. J’en aurai jamais. Je suis contre »), la connerie (vaste sujet, comme on sait), la bien-pensance, les bonnes manières, l’hypocrisie, la mort. C’est un pessimiste jovial, qui tente d’exorciser ses angoisses en riant très fort, un misanthrope hypersensible, un sensuel obsédé par la vanité de l’existence et la certitude de la mort, un vieux gamin dont le besoin de plaire – et sans doute de déplaire – « confine à la folie » (avoue-t-il), un provocateur qui cherche d’abord à se faire peur, comme lorsque, monté sur la scène du théâtre Fontaine, en 1984, il propose, en pouffant, aux spectateurs de leur imiter son père, atteint d’un cancer de la gorge..., où lorsque, deux ans plus tard, sur la scène du théâtre Grévin, il lance, odieux : « On me dit que des Juifs se sont glissés dans la salle »... Long silence. « Vous pouvez rester. » Il confiera du reste : « Sur scène, il m’arrive de rougir de confusion devant certaines de mes énormités. » Desproges, c’est l’ambivalence et la transgression élevées au rang d’art, la certitude que le style fait tout passer et l’espoir de s’adresser à « des gens qui rient aussi avec la tête, pas seulement avec le ventre ».
Christophe Kechroud-Gibassier
Documentaire
Durée 52 min
Auteurs Perrine Desproges, Christophe Duchiron et Cécile Thomas
D’après Desproges par Desproges (Éditions du Courroux)
Réalisation Christophe Duchiron
Production INA et PMP Productions, avec la participation de France Télévisions
Année 2018
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