Temps fort Semaine 48 2021
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Jean-René est un ancien ouvrier aujourd'hui à la retraite. Il vit en France, à Mâcon, depuis son émigration de l'île de La Réunion à l'âge de 17 ans. Aujourd’hui, pour la première fois, il brise un silence et raconte à sa fille son histoire. Son récit nous dévoile des rêves et des douleurs mystérieuses qui trouvent leurs racines dans les blessures de l'histoire coloniale française.
Retourner sur les traces de ses ancêtres, questionner son identité à travers l’histoire de son père, voici la tâche délicate à laquelle s’attèle Erika Etangsalé dans son premier long-métrage. Tourné entre l’île de la Réunion et Mâcon, Lèv la tèt dann fénwar tresse une histoire de silence, de rêves obscurs, de douleurs mystérieuses et de violence sourde. Silence. Celui d’un père, qui n’a jamais parlé des traumatismes de l’exil et de l’arrivée en métropole. Douleur. Celle que partagent le père et la fille, au centre du corps, sans pouvoir s’en débarrasser. Violence. Celle de la politique migratoire française des années 1960-1980 portée par le Bumidom1.
Offrant chair à cette histoire, Erika Etangsalé noue avec tact et pudeur sa voix à celle de son père qui, dans un récit toujours contenu, revient sur son « aller sans retour » vers la métropole, où il a vu ses aspirations rattrapées par la réalité hexagonale. Entre les séquences en couleur d’une province française, morne et mélancolique, les très belles images en noir et blanc des majestueux cirques volcaniques réunionnais redonnent vie aux « marrons », ces esclaves en fuite. D’un passé proche à un passé plus lointain, il y a peu, et c’est en creusant le mutisme de son père qu’Erika Etangsalé fait émerger une parole qui rappelle, tout en demi-teinte et en chuchotements, la mémoire de l’esclavage ainsi que les relents colonialistes d’une politique pas si lointaine, restée dans l’angle mort de l’histoire française.
Biographie de Érika Étangsalé:
Érika Étangsalé est née en 1983 à Mâcon. Elle vit et travaille à l’île de La Réunion. Elle est diplômée des Beaux-Arts de Dijon (ENSA) et de l’Institut de L’image de l’Océan Indien (ILOI). Toujours à la frontière entre documentaire et fiction, réalité et mythologie, son travail traite principalement de l’hérédité et de la perte de mémoire à travers notre coupure progressive avec le vivant, la nature et le monde invisible.
Présentation : Elyas Ah-Koun
Auteur-réalisateur : Érika Étangsalé
Scénario : Érika Étangsalé
Image : Jonathan Rubin, Fiona Braillon
Son : Pierre George
Montage : Marianne Haroche
Mixage : Yannick Delmaire
Production : Jonathan Rubin (WE FILM)
Festivals
FID Festival International de Cinéma, Marseille, France
Festival États généraux du film documentaire, Lussas, France
Festival Film Villa Medicis, Rome, Italie
IndieCork Film Festival, Cork, Irlande
Corsica.Doc, Ajaccio, France
Cinemigrante International Film Festival, Buenos Aires, Argentine
IDFA, Amsterdam, Pays-bas
Entretien avec Erika Etangsalé
Dans votre film, vous revenez sur l’histoire mal connue de la politique migratoire du gouvernement français dans les années 60-70 avec le BUMIDOM, à travers l’histoire de votre père, une histoire que vous aviez déjà abordée par la fiction dans Seuls les poissons morts suivent le courant (2012). Quel a été le point de départ de votre démarche documentaire ? Pouvez-vous revenir sur la genèse du film ?
J’ai toujours porté un malaise, probablement lié au silence de mon père, que je souhaitais comprendre. En venant habiter à La Réunion en 2008, j’ai découvert la complexité des blessures visibles et invisibles qu’avait laissées cette période de l’histoire de l’île durant laquelle une politique d’assimilation fut menée par l’État français. Une période à ce moment-là très peu connue, hormis par les générations concernées qui en majeure partie restaient silencieuses. C’est déjà ce qui avait initié en 2011 Seuls les poissons morts suivent le courant. J’étudiais à La Réunion et j’étais à Paris pour terminer le tournage. A quelques heures de mon vol retour, mes parents ont débarqué et mon père m’a livré pour la première fois son histoire. J’ai posé ma caméra et j’ai enregistré. Ça a été très dur et émouvant. Je découvrais sa trajectoire et je prenais conscience de blessures silencieuses de ma famille et de nombreux Réunionnais. Puis j’ai pris l’avion. J’ai terminé mon court métrage mais je ressentais toujours un sentiment d’injustice. Je sentais la nécessité d’exposer cette histoire et de laisser une trace du réel. Les générations qui nous précèdent s’en vont et emportent avec eux leur mémoire dans un silence et une pudeur particulière qui me touche intimement. Et oui, j’ai cherché à travers ce film à établir un dialogue avec mon père.
Aux images en couleur au présent s’entremêlent des images en noir et blanc d’une nature luxuriante à La Réunion, supports de récits de songes, de douleurs, de mythes réunionnais. Qu’est-ce qui vous a menée à ce choix esthétique et narratif ? Et pourquoi avoir fait le choix de la pellicule et du 4 :3 ?
Je souhaitais mettre en images une nature vierge et originelle de l’île aujourd’hui disparue, une mémoire sensorielle, visuelle et auditive portée et transmise par nos ancêtres. Comme des souvenirs d’un autre temps. Ces images sont nées du silence dans lequel j’ai grandi, en imaginant l’île, en la rêvant mais aussi de l’absence d’images. Il y a peu de traces de cette période du Bumidom. Le fait que l’on taise l’Histoire, qu’elle soit encore taboue pour certains, occultée ou innocemment ignorée pour d’autres, manipulée, voire censurée, a nourri en moi un désir de réappropriation. Enfin, beaucoup de nos ancêtres qui ont été esclaves n’ont laissé ni sépultures, ni noms, ni pays d’origine. Tout cela cumulé a créé une nécessité d’exorciser la douleur par l’image et un désir de faire exister cette mémoire dont les Réunionnais se sont retrouvés dépossédés au fil de l’Histoire.
J’ai donc voulu exhumer une vérité documentaire, même si le processus de fabrication s’apparente à celui d’une fiction. Jonathan Rubin, le producteur du film, m’a confortée et encouragée dans cette intention. Son regard m’a aidée à matérialiser ces réminiscences. C’est lui qui a réalisé les images noir et blanc avec sa Bolex, volontairement laissées muettes, en résonance avec cette mémoire disparue. L’ensemble du film a été tourné en 16mm. Nous avions des magasins de 10 minutes pour enregistrer une parole qui se libère. C’est ce qui a aussi encouragé le choix d’une mise en scène concise et précise pour la partie en couleur. C’était beaucoup de concentration, y compris pour Jean-René Etangsalé, qui avait de la difficulté à regarder, à formuler son histoire.
Le noir et blanc permet aussi d’avoir une certaine distance par rapport aux images et une forme de pudeur envers ces ancêtres disparus. Et il y a toujours eu cette volonté d’attraper une forme d’éclat, une lumière scintillante, une « lumière mémoire », que permet l’usage du noir et blanc avec le travail des filtres. En mélangeant ces fragments de mémoire recréés avec les véritables archives qui composent ce film, je souhaitais légitimer cette mémoire. Le choix de la pellicule et du 4:3 permettait cette rencontre. De fait, toutes les images portent un « scintillement » commun, une mémoire commune qui résonne. Il en va de même pour la nature de l’île, les marrons et tous les éléments du film. J’avais ce fort désir de personnifier la Nature. Par exemple je ne voulais pas qu’on regarde les pitons comme une chaîne de montagnes, mais que nous ayons des portraits d’eux, à l’image des noms qu’ils portent : Cimendef, Anchaing,…
Les archives Super 8 de votre père montrent des images d’une famille heureuse, souvent filmée en extérieur, contrastant avec la tristesse et le mutisme que vous décrivez de lui. Pourquoi avoir choisi ces images et que révèlent-elles selon vous ?
Dès qu’il a pu avoir sa petite caméra Super8, mon père a voulu garder des souvenirs en mouvement de sa famille. À travers ce geste, il souhaitait transmettre à ses enfants des archives qui portent des traces de nos racines, des images que lui et ses ancêtres n’ont jamais pu avoir. Dans ces plans, on a l’impression qu’il cherche quelque chose. Sa caméra lui permet de prolonger son regard. Il y a un langage dans ses images, où quelque chose se dévoile délicatement. Et quand il filme Porquerolles et zoome sur l’île, j’ai toujours eu cette sensation qu’il cherchait à se rapprocher de son île, La Réunion. Dans ces images réalisées durant les premières années de sa vie en métropole, il y a une insouciance, la flamme de vie qu’il portait dans sa jeunesse. Puis un jour, il a arrêté de filmer. J’y vois un autre processus, une démarche qui ne dure qu’un temps lorsqu’on porte une blessure. Ces images sont très importantes à mes yeux. Elles disent aussi que, même pris dans les engrenages de l’Histoire de nos sociétés, les humains vivent, rencontrent l’amour, font des enfants…
Les oiseaux, et particulièrement le Papangue, reviennent comme un leitmotiv, y compris sonore, avec les enregistrements de Jean-Claude Roché notamment. Que représente l’oiseau dans l’histoire de cette migration et dans le film ?
Ce projet m’a continuellement guidée vers les oiseaux par de multiples synchronicités. Bien sûr, les oiseaux sont symbole de liberté. Ils voyagent où ils veulent et gratuitement comme dit mon père. Et surtout ils sont autonomes. Ils me rappellent les marrons, fragiles mais souverains d’eux-mêmes, se déplaçant d’un piton à l’autre et vivant en accord avec la nature ; sans nécessairement le vouloir consciemment, car conditionnés par la nécessité de ne laisser aucune trace. De la même manière, mon père décrit une jeunesse libre avant de quitter son île, où il marchait de longues distances d’un point à un autre depuis la ville jusqu’à la forêt – comme on ne fait plus, dit-il – pour aller se baigner dans des bassins, des cascades… Et puis les oiseaux sont pour moi le lien entre le ciel et la terre, le visible et l’invisible, et ils ont ce regard vertical. Cela correspondait à la vision dé-zoomée de cette petite histoire dans la grande que je souhaitais insuffler dans le film. Concernant le Papangue, je l’associe au faucon, symbole d’élévation spirituelle. Souverain de lui-même, il voit tout des hauteurs, de sa vue perçante, au-delà du voile…
Les oiseaux offrent une palette de couleurs sonores merveilleuse, une diversité tout comme les langues des humains, même si elles disparaissent elles aussi. Je voulais faire entendre le chant d’oiseaux endémique de La Réunion, leur individualité dans la diversité. Avec la sensibilité et la délicatesse de Pierre George, l’ingénieur son, nous avons essayé de retranscrire cela, je l’espère, avec respect. Nous avons travaillé notamment avec un microphone parabolique. On entend distinctement les endémiques réunionnais : les Zoizo lunettes, le Tuit-tuit en voie de disparition, le Papangue, rapace lui aussi en voie de disparition… Ces sons rencontrent les chants d’oiseaux enregistrés par Jean-Claude Roché au Zimbabwe proche des chutes Victoria, présents à l’ouverture du film, toujours avec cette idée de réminiscence sonore, de résonance des origines pour retrouver des traces d’une mémoire endormie, effacée, presque disparue.
À la fin du film, on entend votre père raconter l’histoire de deux marrons, Héva et Anchaing en créole, une langue qu’il dit oublier, puis des voix chuchoter en changana, en wolof, en malgache. Que signifie pour vous l’usage de ces différentes langues, qui plus est pour parler de la mémoire des hommes ?
La parole de Jean-René est sortie peu à peu, pour en quelque sorte se libérer, se retrouver. Quand nous avons enregistré la voix de mon père pour raconter l’histoire d’Héva et d’Anchaing et qu’il s’est mis à parler en créole, j’ai ressenti une très forte émotion. Il ne lançait pas que quelques mots ou phrases, il sortait d’un silence, il retrouvait sa voix, sa langue, même si c’était difficile. Et de la même manière, à la fin du film nous retrouvons la voix et la langue de nos ancêtres malgaches, de l’ouest-africain et d’Afrique australe, qui, en arrivant à La Réunion, ont non seulement perdu leur nom, mais également leurs voix, leurs langues. Les utiliser, c’est laisser nos ancêtres nous apporter leurs lumières, c’est accepter notre connexion à la multiplicité de nos origines et à un chemin possible vers une source de mémoire commune.
Vous avez grandi à Mâcon et vivez à la Réunion depuis 12 ans. Pouvez-vous nous parler de ce retour à la terre de votre père et des projets que vous y menez ?
En 2008, j’ai décidé de partir vivre à La Réunion pour éclaircir le malaise que je portais, pour mieux connaître et comprendre l’histoire de cette île. Je souhaitais me réapproprier cette partie de moi dont je me sentais dépossédée depuis l’enfance, mais à travers laquelle je me définissais puisqu’on me demandait toujours mes origines à cause de mon teint de peau. Plusieurs fois, comme mon père, j’ai ressenti du racisme, on m’invitait à retourner chez moi, dans mon pays alors que je suis française, née en France. À La Réunion, je ne me sens plus étrangère dans le regard des autres et je me suis sentie comme faisant partie de la nature. Je n’ai commencé à m’épanouir qu’à partir de ce moment-là.
Je mène différents projets à La Réunion mais j’espère pouvoir réaliser les films que je porte plus largement dans l’océan Indien. Actuellement je travaille sur deux projets : Gren Zétwal produit par Eva Lova, un court métrage en coréalisation avec Sophie Louÿs, qui mêle fiction et documentaire et aborde notre coupure avec le vivant, pour lequel nous recherchons des financements afin de finir le film. Et Lila ! Bisik la monté !, un court métrage de fiction en développement qui même des images de prises de vue réelles et d’animation, avec Jonathan Rubin de nouveau.
Propos recueillis par Louise Martin Papasian