Auteur, compositeur, interprète, comédien, réalisateur, pilote d’avion, navigateur... Entouré de ses filles, de ses amis, de ses musiciens, de ses biographes, Laurent Delahousse raconte les vies de Jacques Brel, mort en octobre 1978 à 49 ans.
Brel, c’est d’abord le chanteur. Ceux qui l’ont vu sur scène ne sont toujours pas près de l’oublier. Un grand corps trop maigre en costume noir, agitant sans relâche des bras trop longs, perdant des litres d’eau ; une bouche, toutes dents dehors, projetant ses chansons jusqu’au fond de la salle. Un chanteur et un athlète de music-hall : 10 mois et demi de tournée, plus de 300 galas et 100 000 kilomètres certaines années. Après les concerts, des nuits entières à boire et à faire la fête avec les copains et les musiciens, dans les bars, les restaurants, les boîtes à entraîneuses, avant de reprendre la route au petit matin. Brel, c’est le moins qu’on puisse dire – et inutile d’évoquer la prescience d’une existence écourtée par la maladie –, n’était pas fait pour la vie sédentaire, le quotidien, le confort bourgeois, l’ennui.
Son enfance, il la décrira morose et solitaire. Famille bourgeoise, milieu flamand, francophone et catholique. Ses parents sont âgés, son père presque un vieillard. À l’adolescence, il s’échappe en écrivant des nouvelles, en écoutant les souvenirs de son père, qui a vécu 19 ans au Congo belge, en montant des spectacles de music-hall dans le cadre de la Franche Garde, un mouvement de jeunesse catholique. À 21 ans, le voilà déjà marié à Thérèse Michielsen, dite Miche, et responsable commercial de la cartonnerie familiale, Vanneste & Brel. Sur les photographies, il porte des moustaches fines de petit monsieur comme il faut.
L’ennui le guette. Alors, il écrit et il chante des chansons. C’est encore boy-scout, un peu moralisateur, mais une maquette 78 tours attire en 1953 l’attention de Jacques Canetti, à Paris. Directeur artistique chez Philips, propriétaire des Trois Baudets, celui-ci est un découvreur de talents. Il croit en Brel. Ce qui demande encore un certain courage. L’accueil n’est pas bon. Un premier disque de neuf chansons est un échec qui attire au chanteur des critiques cruelles. France Soir : « Jacques Brel est belge. Nous lui rappellerons qu’il existe des trains. Pour Bruxelles. » Ce sont des années de cachets modestes, d’hôtels miteux, d’auditions ratées. On le trouve triste, on le trouve moche. Il faut bien une bonne fée, enfin : par l’intermédiaire de Canetti, Brel rencontre Juliette Greco, qui l’écoute, émue et éberluée, et lui prend une chanson : Le Diable (ça va), qu’elle chantera sur scène et gravera sur disque. En 1956, Quand on n'a que l’amour ouvre finalement à Brel les portes du succès. Ce sera un immense succès, comme on sait. Et de courte durée, on l’oublie parfois. En 1966, Brel commence à évoquer son désir d’arrêter la scène. La crainte de la facilité, de la répétition, du train-train, la peur de l’ennui, encore... Face aux journalistes qui lui parlent de démission, d’abandon du public, il tient bon : il n’appartient à personne, il veut mener sa vie comme il l’entend. Cela ne se limite pas à sa vie professionnelle, du reste. Miche et lui forment un couple atypique. Brel a une épouse et trois filles à Bruxelles, une autre vie, d’autres amours ailleurs.
Le 16 mai 1967, le chanteur achève à Roubaix son dernier tour de chant en pleine gloire. Il a 38 ans. Il y aura ensuite l’adaptation de la comédie musicale L’Homme de la Mancha mais, en 1969, c’en est définitivement fini de la scène. Le rideau est tombé, et Brel est déjà ailleurs. Au cinéma où, depuis 1967, il a entamé une carrière d’acteur. En Suisse, où il prend des cours d’aviation pour devenir pilote professionnel. Au cinéma encore, où il réalise un vieux rêve en passant à la réalisation. Mais deux tentatives (Franz et Le Far-West) et deux échecs consécutifs cuisants vont le dissuader de persévérer. En 1973, L’Emmerdeur, réalisé par Édouard Molinaro, est sa dernière apparition au cinéma, aux côtés de son ami Lino Ventura (rencontré sur le tournage de L’aventure, c’est l’aventure, de Claude Lelouch). Il est temps de tourner cette page-là aussi et de passer à autre chose.
En 1974, Brel poursuit un nouveau rêve, naviguer, et vit un nouvel amour, Maddly Bamy. Le tour du monde, on le sait, tournera court. Aux Canaries, le chanteur fait un malaise. Rapatrié en France, il apprend le diagnostic : cancer. Opéré du poumon en Belgique, il ne pense bientôt qu’à repartir et à reprendre la mer. Pour les Antilles, d’abord, pour les Marquises, ensuite, où il s’installe en 1976 à Hiva Oa. Il a trouvé un bout du monde où on ne l’emmerdera pas, où il est à peu près inconnu, où il peut reprendre le pilotage, transporter dans son avion le courrier, les malades et les femmes enceintes jusqu’à Tahiti, organiser des projections de cinéma pour les Marquisiens, écrire un nouvel album, le premier depuis dix ans, se foutre de la promotion... Les Marquises sera son testament. « Gémir n’est pas de mise », chante-t-il. Brel meurt le 9 octobre 1978. Quatre ans plus tôt, il avait dit : « Finalement, la vie, ça ne sert à rien mais qu’est-ce que c’est passionnant... »
Christophe Kechroud-Gibassier
On connaît sa silhouette, ses grands bras, ce visage déjà marqué, celui d’un homme du Nord venu faire carrière à Paris. À ses débuts, il a dû tout supporter, les auditions ratées, les remarques désagréables sur son physique et les conditions de vie précaires. Il s’est accroché et est devenu une grande vedette de la chanson avec cette voix, ce phrasé, ces mots, les siens, qui racontaient la vie, l’amour et l’absurdité de nos chagrins tout en les sublimant. En fait, Jacques Brel n’a jamais accepté l’idée du compromis. Il n’a jamais voulu se soumettre à l’ennui, à la bourgeoisie de son enfance, à l’idée du couple, ni même au pouvoir de l’argent. Pour quelles raisons a-t-il décidé d’arrêter la scène subitement, en pleine gloire ? Dans quelles conditions est-il parti faire le tour du monde en bateau ? Quelle était réellement sa vie aux Marquises ?
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Proposé et présenté par Laurent Delahousse. Réalisé par Élodie Mialet.