Temps fort semaine 18
Plus de trente ans après la fin de la dictature militaire qui, pendant huit ans, a écrasé l’Argentine, ce documentaire exceptionnel, signé Alexandre Valenti, retrace le combat acharné des Grands-mères de la place de Mai pour retrouver leurs petits-enfants disparus. Un combat exemplaire et universel. Après sa diffusion, Marina Carrère d’Encausse propose un débat de 20’ avec plusieurs invités.
Elles s’appellent Rosa, Estela, Chicha, Elsa, Chela ou Jorgelina. Toutes sont des femmes ordinaires que rien ne prédestinait à devenir extraordinaires ; rien, sauf peut-être les aléas de l’histoire. Issues d’horizons et de milieux socioprofessionnels divers, elles n’ont au départ en commun que l’horreur que la dictature a semé dans leurs vies. Ensemble et pendant trente-cinq longues années, elles vont se battre inlassablement contre l’appareil d’État, parcourir le monde pour faire connaître leur cause et réussir à obtenir de l’aide de grands scientifiques. Ces mères de famille anonymes, devenues malgré elles des symboles de la lutte contre l’oppression, se sont fait connaître dans le monde entier comme les Grands-mères de la place de Mai.
En 1976, un coup d’État militaire renverse le gouvernement en Argentine. S’ensuivent huit années d’une terrible répression contre les opposants au régime. Cadres politiques, étudiants, ouvriers… sont séquestrés, torturés, assassinés en toute impunité. On estime ainsi à 30 000 le nombre de disparus durant ces années noires. Des jeunes femmes enceintes n’échappent pas non plus aux exactions des militaires. Enchaînées et cagoulées, elles accouchent dans des centres de détention tels que l’Esma (École mécanique de la marine, située au cœur de Buenos Aires !) de bébés qui leur sont enlevés dès la naissance. Cinq cents nouveau-nés ont ainsi été arrachés des bras de leurs mères par des tortionnaires qui se les sont appropriés. Les autres ont été donnés à de « bonnes familles chrétiennes ». Pour retrouver cent sept de ces enfants, les Grands-mères de la place de Mai ont non seulement défié le pouvoir totalitaire mais aussi eu recours à la science génétique, qu’elles ont contribué à faire avancer. C’est leur combat, qui se poursuit encore aujourd’hui, que raconte Alexandre Valenti, au moment où l’Argentine renvoie devant la justice les principaux dignitaires du régime.
Ce film a reçu le Fipa d’Or 2013 dans la catégorie reportage, le Grand Prix et le Prix du Public au Figra 2013, ainsi que le Prix du jury des jeunes Européens.
Documentaire
Durée 93 min
Auteur-réalisateur Alexandre Valenti
Production Intuition Films & Docs, en coproduction avec Bo Travail ! & Cepa Audiovisual (Argentine) et avec la participation de France Télévisions
Année 2012
#LMEF
Pourquoi ce film ?
Alexandre Valenti : Je suis né en Argentine ; j’ai quitté mon pays pour le Brésil un mois après le coup d’État. Parmi les 30 000 disparus durant la dictature, j’avais des amis d’enfance… Même si je me suis établi en France, cette histoire m’a accompagné toute ma vie. Personne ne pouvait imaginer la violence dont les militaires ont été capables dès le premier jour du coup d’État. Tout avait été organisé, programmé, ils savaient qui aller chercher. Ce film, j’y travaille depuis longtemps. J’ai évidemment toujours suivi l’actualité en Argentine. Après l’avènement de la démocratie fin 1983 et le premier procès des militaires en 1985, puis leur amnistie par le président Carlos Menem en 1990 au nom de la réconciliation nationale, on a appris beaucoup de choses. Il a été possible d’accéder aux archives, d’avoir des images du procès. En 1997, la télévision argentine a diffusé un premier documentaire sur l’Esma, dont j’ai réalisé la version française. L’arrivée de Nestor Kirchner au pouvoir en 2003 a ouvert de nouvelles perspectives. En abolissant les lois d’amnistie, le gouvernement a offert aux Grands-mères le procès qu’elles attendaient. Il s’est déroulé sur quinze mois, à partir de février 2011. C’était l’occasion de raconter, à travers leur combat extraordinaire, cette période sombre de l’histoire de l’Argentine.
Comment avez-vous sélectionné vos témoins ?
A. V. : Je me suis adressé à l’association des grands-mères. J’ai interviewé un grand nombre d’entre elles et fait plus de cent quarante heures d’enregistrement. Au-delà du film – qui a demandé deux ans de travail intensif –, je souhaitais aussi constituer une archive de la mémoire. Il me semble que leurs témoignages ont une immense valeur. Je ne voulais pas privilégier l’une au détriment de l’autre, parce qu’elles se présentent comme un groupe et que c’est dans le groupe qu’elles ont trouvé la force de se battre depuis trente-cinq ans. Celles qui s’expriment sont celles qui peuvent encore le faire, car elles sont désormais très âgées. Quant aux jeunes, je les ai rencontrés aussi par le biais de l’association. Bon nombre d’entre eux prennent la relève des grands-mères et poursuivent leur quête.
Comment avez-vous sélectionné l’iconographie et les images d’archives ?
A. V. : J’ai été aidé par une archiviste à Buenos Aires qui a effectué un travail de fourmi. Ça n’a pas été simple. À l’époque, on tournait en vidéo et on réutilisait les cassettes… Et les militaires ont beaucoup détruit, mais il reste quelques documents qu’on a pu utiliser. Quant à l’iconographie, les grands-mères ont compilé une quantité de matériel incroyable.
Que souhaitiez-vous montrer ?
A. V. : Je crois que le film traite de problématiques qui dépassent l’Argentine. C’est une histoire assez universelle qui interroge sur la mémoire, la justice, la vérité, l’identité… Je n’ai pas fait ce film en tant qu’Argentin – je pense d’ailleurs que le fait de vivre en France depuis trente-cinq ans m’a permis d’avoir un certain recul –, je l’ai fait pour un public international. Mon intention est notamment de montrer comment le citoyen lambda peut changer le cours de l’histoire par le combat quotidien, grâce à la volonté et à la persévérance.
La science a joué un rôle important dans le combat des grands-mères… ?
A. V. : Oui. En 1982, elles n’avaient retrouvé que quatre enfants. C’est par hasard que l’une d’entre elles a lu un article sur l’établissement d’une paternité grâce à un test génétique. C’était vraiment le début. Elles ont réussi à gagner des scientifiques américains à leur cause, à créer une banque de données génétiques à Buenos Aires – la première au monde ! – et les choses se sont accélérées à partir de là. Depuis, cent sept enfants connaissent leur véritable identité. Elles ont aussi convaincu un grand anthropologue légiste de constituer une équipe en Argentine pour identifier les corps jetés dans des fosses communes. Une première aussi au service des droits de l’homme.
Quel effet ça vous fait d’avoir remporté le Fipa d’Or ?
A. V. : Évidemment, voir récompenser son travail, c’est plaisant, mais je crois que j’ai été plus touché par le Prix du jury des jeunes Européens : treize lycéens de treize pays qui se sont reconnus dans l’histoire du film, c’est bien la preuve de son universalité, non ?
Propos recueillis par Beatriz Loiseau