Comment la science légitima-t-elle les principes les plus abominables de l’idéologie nazie ? Catherine Bernstein s’est penchée sur cette épineuse question à travers le cas du psychiatre Julius Hallervorden. T 4, un médecin sous le nazisme, récompensé par le prix du public du meilleur documentaire au Festival de Luchon, dresse un portrait complexe. Éminent scientifique, Julius Hallervorden s’est rendu complice de l’exécution de centaines de malades physiques et mentaux au cours de la Seconde Guerre mondiale. En dépit de cette opération confidentielle baptisée « T4 », qui fut directement ordonnée par Hitler, le scientifique poursuivra une carrière couverte d’éloges au lendemain du conflit.
« Dans la nature, les faibles sont amenés à disparaître. Nous avons commis un terrible péché en ne respectant pas cette présélection naturelle. Nous avons non seulement préservé des vies inutiles, mais nous leur avons permis de se reproduire. »
La propagande allemande, pour évoquer le sort de ceux qui ne répondaient pas aux critères de la race aryenne, était déjà sans équivoque à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
En 1933, lorsqu’il arrive au pouvoir, Hitler ne tarde pas à traduire en actes ses projets sordides, en adoptant la même année une loi autorisant la stérilisation forcée des handicapés atteints de débilité mentale innée, de schizophrénie, d’épilepsie, de troubles mentaux cycliques, de danse de Saint-Guy, de cécité, de surdité, de déformation corporelle grave, ou bien faisant état d’un alcoolisme sévère.
À cette époque, Julius Hallervorden, qui a 50 ans, s’apprête à jouer un rôle clef dans le cadre de l’opération T4, qui sera mise en application pendant le conflit. L’objectif de ce programme confidentiel ? Éliminer tous les sujets « anormaux » présents sur le sol allemand. « C’est la première fois que des médecins complotèrent pour tuer leurs patients. Et ce, en violation totale du serment d’Hippocrate », analyse l’historien Michaël Tregenza. Ainsi, de la stérilisation, on passe à l’éradication pure et simple des personnes non conformes à l’idéal de pureté exigée par le régime.
Dans un premier temps, on se contente de laisser les malades parqués dans les hôpitaux mourir de faim, lorsqu’ils ne sont pas tués par injection létale.
Des malades supprimés en masse par inhalation de gaz
Dans un second temps, les handicapés sont tout bonnement supprimés en masse par inhalation de gaz. Les autorités décident alors de récupérer les cerveaux des dépouilles pour ses recherches sur les pathologies mentales. Dans ses publications, il en dénombre jusqu’à 697... Des organes qu’il a, à plusieurs reprises, extraits lui-même des cadavres dont il a recommandé l’exécution, allant parfois jusqu’à la filmer.
À la fin de la guerre, le scientifique n’est nullement inquiété par la justice. Parmi les responsables du programme T4, seuls Karl Brandt, également médecin d’Hitler, et le psychologue Victor Brack seront condamnés à la peine de mort par pendaison par le tribunal de Nuremberg.
Installé dans une confortable maison dans le nord de Frankfort avec sa famille, Hallervorden poursuivra ses recherches en devenant professeur à l’université. Il sera même décoré de la prestigieuse Croix d’honneur remise par l’État. C’est à peine si son passé divisera une partie de la communauté scientifique : une polémique de faible ampleur le contraindra simplement à renoncer à un colloque.
Dans ce documentaire, Catherine Bernstein sonde la personnalité trouble de ce médecin criminel, en retraçant son itinéraire : de sa jeunesse à son apogée professionnelle. Avec, en filigrane, toujours la même question : comment un individu censé protéger et sauver son prochain, en vertu de son métier et de sa vocation, en arrive à devenir le complice d’un meurtre de masse ? Une interrogation qui semble en permanence adressée à l’intéressé lui-même, par l’emploi d’une narration originale, qui interpelle directement le sujet du documentaire, avec l’utilisation de formulations telles que « Vous, docteur Hallervorden, avez… », pour introduire la plupart des arguments. Ceux-ci sonnent ainsi comme un véritable réquisitoire, aussi glaçant qu’impitoyable.
Yannick Sado