La Guerre des hypers ou la loi du plus fort

Dans les années 1960, Marcel Fournier et les frères Defforey, inspirés par les méthodes de distribution de masse découvertes outre-Atlantique, inventent un nouveau modèle économique. Le premier hypermarché à la française réunit sous le même toit l’alimentaire et le non-alimentaire, une idée que même les Américains n’avaient pas eue. Le succès est immédiat. « D’autres enseignes copient Carrefour et, comme une tache d’huile, l’hypermarché s’étend sur la France… » se souvient Michel-Édouard Leclerc, président du groupement E. Leclerc. Combats idéologiques, affrontements stratégiques, conquête de territoire à coups de corruption politique, offensives marketing, rachat de concurrent, regroupement de centrales d’achat… les géants de la distribution se livrent une lutte acharnée pour rendre leurs concitoyens totalement accros aux chariots et aux prix cassés. Aujourd’hui, ils ne sont plus que six concurrents à se partager un marché qui pèse 110 milliards d’euros par an : les groupes capitalistes Carrefour, Auchan et Casino et les groupements coopératifs Leclerc, Intermarché et Système U. Un véritable oligopole franco-français. « Le protectionnisme est inscrit dans la loi, remarque Anne Perrot, professeure d’économie à l’université Paris-I. Pour ouvrir un magasin, il faut d’abord passer par les fourches caudines d’une commission dans laquelle siègent vos concurrents qui, in fine, vont vous donner l’autorisation ou pas de vous implanter dans un territoire donné. »

Une guerre des prix sans merci

À l’origine d’une véritable révolution économique et sociale, les hypermarchés ont profondément transformé le tissu urbain en s’installant en périphérie des villes, mais aussi bouleversé l’industrie agroalimentaire. Car, pour attirer les consommateurs, les géants français de la distribution se sont jetés dans une guerre des prix sans merci. Une recherche des tarifs les plus bas possibles, qui, au nom de la politique du pouvoir d’achat, a des conséquences énormes sur tout le tissu économique et fait des victimes collatérales, notamment chez les petits commerces, les agriculteurs, les fournisseurs ou encore les salariés de la grande distribution. « On a une variable d’ajustement qui est l’humain, note l’économiste Christian Jacquiau. […] Il y a des gains de productivité à faire. Le principe de la grande distribution, c’est de comprimer les coûts. Cela veut dire clairement de supprimer l’humain partout où c’est possible. C’est de faire passer à la trappe les 400 000 caissières pour les remplacer par des caisses automatiques. »

Vers la fin de l’hyper ?

En 2016, les hypermarchés ont perdu 300 millions d’euros de chiffre d’affaires. Les modes de consommation changent, les magasins de proximité redeviennent d’actualité. Alors que Carrefour, longtemps numéro deux mondial du secteur, décroche en Bourse, les géants du e-commerce se lancent dans la bataille. Aux États-Unis, Amazon a déjà racheté les 450 magasins bio Whole Foods Market. La société américaine, qui n’a pas les mêmes contraintes fiscales et sociales que ses concurrents, mise sur son avance technologique et son expertise logistique. Le leader mondial du commerce en ligne vient même d’ouvrir, dans son fief de Seattle, son premier magasin sans caisse ni caissière. « On va vers un modèle déshumanisé, reconnaît Christian Jacquiau. C’est une machine infernale qui s’emballe. C’est une sorte d’arme de destruction massive, de bulldozer lancé à pleine vitesse qui avance vers la société. Et il n’y a pas de raison qu’elle s’arrête puisqu’il n’y a rien pour l’arrêter. »

Amandine Deroubaix