Temps fort Semaine 40
Au cours des décennies 70 et 80, l’Italie a vécu l’une des périodes les plus noires et les plus troubles de son histoire récente. Violence, manipulations, enlèvements, tueries, corruption, mensonges, conspirations… D’anciens magistrats et hommes politiques, des journalistes, des historiens, un terroriste condamné lèvent une partie du voile devant la caméra de Nicolas Glimois, qui signe une enquête digne des thrillers les plus paranoïaques.
Ces Années de plomb ont pour beaucoup un point zéro, un acte de naissance écrit dans le sang : le 12 décembre 1969, à 16 h 37, une bombe détruit le hall de la Banque centrale de l’Agriculture, Piazza Fontana, à Milan. 17 morts, 88 blessés. C’est le début d’une litanie macabre de stragi (massacres) qui sèmeront la terreur et le chaos dans toute l’Italie pendant plus d’une décennie. 1970, une bombe explose dans un train en Calabre : 6 morts. 1973, une grenade est posée devant la préfecture de Milan : 4 morts. 1974, une bombe fait 8 morts pendant une manifestation antifasciste à Brescia, une autre 12 victimes dans le train Italicus. 1980, une explosion dévaste la gare de Bologne : 85 morts et plus de 200 blessés.
Ces attentats ont des points communs : ils frappent aveuglément et ne sont pas revendiqués ; la police met en cause l’extrême gauche, produisant des preuves abracadabrantes et des expertises contradictoires voire truquées ; des suspects disparaissent, semblant bénéficier de complicités… Il faudra des années et le travail de quelques magistrats obstinés pour désigner l’action de l’extrême droite néofasciste — en particulier le groupuscule Ordine Nuovo (Ordre nouveau) — et mettre en cause les services secrets. Au mieux, ces derniers savaient et ont laissé faire. Ils ont à dessein brouillé les pistes en désignant de faux coupables. Il faudra surtout les aveux de l’un des rares terroristes arrêtés et condamnés, Vincenzo Vinciguerra, qui purge aujourd’hui encore une peine de prison à vie (et qui témoigne dans ce documentaire). Ces « opérations sous fausse bannière », dit-il, étaient destinées à mettre en œuvre la « stratégie de la tension » : déstabiliser l’ordre public pour garantir l’ordre politique. En d’autres termes : attentats = désordre = demande d’ordre = reprise en main autoritaire. Mais, si les néofascistes sont les exécuteurs, qui sont les inspirateurs et les instigateurs ?
Pourquoi l’Italie ?
Pour le comprendre, il faut considérer la situation de la péninsule depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ancien pays vaincu, l’Italie est à la fois un État à souveraineté limitée, un élément clé et un maillon faible dans le cadre de l’Alliance atlantique. Elle possède l’un des partis communistes les plus forts d’Europe et ses frontières la mettent en contact avec le bloc soviétique. Si elle doit apparaître comme une démocratie normale, l’armée et les renseignements italiens échappent en partie au contrôle du pouvoir démocratique et dépendent des chaînes de commandement des pays vainqueurs. C’est dans ce contexte que se situe la création de ce qui sera jusqu’au début des années 1990 un véritable secret d’État, le réseau Gladio (Glaive), une armée clandestine destinée à résister à une invasion soviétique, financée, équipée et entraînée avec l’aide de la CIA.
Henry Kissinger et Aldo Moro. © Sunset Presse
Dans la réalité, et dans l’attente de cette hypothétique invasion, Gladio est surtout dédié au contrôle de tous ceux qui sont perçus comme une menace, communistes et gauchistes, bien sûr, mais aussi socialistes et même catholiques. Il faut ajouter encore que l’Italie n’a jamais soldé ses comptes avec le fascisme et que les nostalgiques du Duce pullulent à tous les niveaux de l’appareil d’État. Et mentionner enfin un dernier rouage, qui n’apparaîtra au grand jour qu’au début des années 1980, dans le cadre d’une enquête sur la faillite d’une banque liée à la mafia et au Vatican : la loge pseudo-maçonnique secrète Propaganda 2 (P2). En perquisitionnant dans la villa de son maître, Licio Gelli, fasciste notoire en lien avec la CIA, la police mettra la main sur une liste d’un millier de noms d’affiliés (ou présumés tels) : on y trouve des ministres, des parlementaires, des patrons de presse, les chefs des services secrets, deux des trois généraux commandant les divisions italiennes. Parmi ces noms, bien entendu ceux des hommes que l’on soupçonne d’avoir détourné l’enquête sur l’attentat de la Piazza Fontana.
Des idiots utiles ?
Au milieu de la décennie 1970, la tension est à son comble. « Je sais. Mais je n’ai pas de preuves », écrit en novembre 1974 Pier Paolo Pasolini, évoquant la vague d’attentats dans le Corriere della Sera. Un an plus tard, il est assassiné, dans des conditions aujourd’hui encore mystérieuses, tandis que, sur la scène de la violence politique, le rouge rejoint le noir avec l’entrée dans la lutte armée des groupes d’extrême gauche, notamment les Brigate Rosse (Brigades rouges). Tout est en place pour le point d’orgue de ces années de sang et de mensonge, l’un des événements les plus traumatiques de l’histoire de l’Italie contemporaine. Aux élections législatives de 1976, le Parti communiste italien, avec 34 % des suffrages, devient la deuxième force politique du pays. Aldo Moro, alors président de la Démocratie chrétienne, est en passe de voir aboutir le projet dit de « Compromis historique » visant à associer les communistes à l’exercice du pouvoir politique. Il a contre lui l’extrême droite, le Vatican, une fraction de son propre parti, les États-Unis (Henry Kissinger, conseiller à la Maison-Blanche, l’aurait, dit-on violemment « mis en garde »)… Des adversaires qui vont trouver le plus inattendu des renforts : le 16 mars 1978, Moro est enlevé par les Brigades rouges. Son corps criblé de balles sera retrouvé 55 jours plus tard, au terme d’un imbroglio à peine croyable tissé de « coïncidences » (un colonel instructeur de Gladio présent sur les lieux de l’enlèvement), de mystères (qui était le tireur d’élite capable d’abattre les cinq gardes du corps sans toucher un cheveu de Moro ?), d’étranges ratages de la police, de doubles jeux (le propre camp de l’otage, Giulio Andreotti en tête, avait-il intérêt à ce que fût libéré Moro qui, se sentant abandonné, menaçait de livrer des secrets ?). Et les brigadistes ? Alliés objectifs ou idiots utiles ? Instrumentalisés, selon certains. Manipulés ou même infiltrés, selon d’autres. Quoi qu’il en soit, avec la mort d’Aldo Moro, voilà le Compromis historique définitivement enterré et les Brigades rouges discréditées. Quant à la vérité, les Italiens l’attendent toujours.
Christophe Kechroud-Gibassier
Petite bibliographie suggérée par l'auteur-réalisateur
• Lazar (Marc) et Matard-Bonucci (Marie-Anne), L’Italie des années de plomb : le terrorisme entre histoire et mémoire, éditions Autrement, 2010.
• Heurtebize (Frédéric), Le Péril rouge. Washington face à l’eurocommunisme, Presses universitaires de France, 2014.
• Willan (Philip), Puppetmasters. The Political Use of Terrorism in Italy, iUniverse, 2002 (en anglais).
• Greggio (Simonetta), Dolce Vita, 1959-1979, éditions Stock, 2010, et Les Nouveaux Monstres, 1978-2014, éditions Stock, 2014 (romans).
Série documentaire
Durée 3 x 52 min
Sur une idée de Arnaud Hamelin et Nicolas Glimois
Auteur-réalisateur Nicolas Glimois
Conseillers historiques Gianni Barnacetto et Miguel Gotor
Production Sunset Presse, avec la participation de France Télévisions
Année 2016
#lacase du siecle