À une semaine du scrutin présidentiel, suite de la programmation spéciale consacrée aux États-Unis. Après « Mitterrand l’Américain », Patrick Rotman et Vincent Nouzille se penchent sur les relations entretenues par Jacques Chirac avec l’Amérique. Longtemps loué pour son américanophilie, il restera celui qui s’est opposé à George W. Bush et a déclenché sur la France les foudres du peuple américain.
À peine élu président de la République en 1995, Jacques Chirac effectue à la mi-juin son premier voyage officiel aux États-Unis. Au côté de Bill Clinton, qui le reçoit, le président joue face aux journalistes la carte de la détente. Il raconte que, quarante ans auparavant, jeune serveur dans un restaurant de la chaîne Howard Johnson, il n’aurait jamais imaginé se retrouver un jour sur le perron de la Maison-Blanche. Mais la visite du président français n’est pas que de courtoisie. Alors qu’une terrible guerre déchire l’ex-Yougoslavie, il est venu convaincre son homologue américain de soutenir au Conseil de sécurité de l’ONU son projet de création d’une force d’action rapide. Il s’agit d’appuyer sur le terrain les 30 000 soldats de la Forpronu engagés entre Serbes et Bosniaques. Il y parviendra. De sommets du G8 en visites officielles et privées, l’entente entre les deux présidents se fait presque amicale. Moyen-Orient, Afrique, économie mondiale, lutte contre le terrorisme ou la prolifération nucléaire : sur tous les grands sujets du monde, ils sont sur la même longueur d’onde. Et même lorsque Clinton sera pris dans la tourmente de l’affaire Lewinsky, Chirac continuera à lui manifester son soutien.
Le faux pas avec Bush
Pour autant, avant que le républicain George W. Bush ne succède officiellement en janvier 2001 au démocrate Clinton, Chirac organise avec lui une entrevue discrète. « C’est une rencontre qui a duré à peu près une heure et qui était cordiale, se souvient François Bujon de l’Estang, ambassadeur de France aux États-Unis (1995-2002). Mais, à mon avis, elle a donné un ton qui n’était pas le bon dans la future relation. M. Chirac — et ça, c’est son enthousiasme et son affectivité classiques — a commencé par dire au président Bush qu’il connaissait très bien son père, qu’il aimait beaucoup sa mère et, ce faisant, il a donné l’impression de se poser ce jour-là ipso facto dans la catégorie des parents […]. Cela a probablement été une faute psychologique. » Un point de vue partagé par le chef d’état-major particulier du président français, le général Henri Bentégeat : « George Bush Jr n’était pas quelqu’un qui aimait beaucoup être conseillé, fût-ce par un chef d’État expérimenté. »
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Quand, quelques mois plus tard, la tragédie du 11 Septembre endeuille l’Amérique, le 43e président des États-Unis se fait martial. Une semaine plus tard, recevant Jacques Chirac en visite officielle, il se montre déterminé à venger les victimes du World Trade Center et demande la coopération de la France pour le survol de son territoire et le ravitaillement des avions qu’il s’apprête à lancer sur l’Afghanistan. « Chirac lui dit qu’il comprend très bien l’émotion américaine, l’envie d’en découdre avec les terroristes, mais qu’il faut faire attention aux équilibres du Moyen-Orient, qui sont fragiles », rappelle François Bujon de l’Estang. Après l’Afghanistan, les stratèges du Pentagone pointent leur objectif vers l’Irak, qu’ils accusent de détenir des armes de destruction massive. « Nous avions la conviction qu’il n’y avait aucun lien entre al-Qaida et Saddam Hussein et, sur ce plan-là, nous étions sûrs de notre fait », souligne Jean-David Levitte, ancien conseiller diplomatique du président Chirac, représentant permanent de la France auprès des Nations unies entre 2000 et 2002. « La mission que me donne Dominique de Villepin dès 2002, précise Bruno Le Maire, conseiller du Premier ministre, est d’aller creuser pour savoir si oui ou non nous pouvons garantir […] que l’Irak n’est pas une menace. » Pendant des semaines, le président français tente de convaincre, en vain, son homologue de renoncer à ses projets militaires contre Bagdad.
Vers une crise majeure
En mai 2002, Chirac reçoit George W. Bush à l’Élysée et l’enjoint encore de ne pas intervenir en Irak. Le général Henri Bentégeat témoigne : « Il lui a dit : “Gardez-vous bien d’intervenir en Irak, les conséquences seront incalculables pour toute la région.” Et je l’ai vu détailler à peu près le scénario qui s’est produit par la suite. » Entre Paris et Washington, le fossé diplomatique se creuse. Pendant des semaines, en coulisses, les diplomaties du monde entier s’activent. Le 8 novembre, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte la résolution 1441 qui met en garde Bagdad. Mais, en février 2003, lorsque le secrétaire d’État à la défense Colin Powell présente des preuves que les Irakiens fabriquent des armes de destruction massive, Chirac lutte de plus belle pour empêcher le pire. Le 14 février, à la tribune de l’ONU, Dominique de Villepin affirme l’opposition de la France à une expédition militaire en Irak. Même si son discours est acclamé, la machine de guerre est lancée. Le 20 mars 2003, agissant sans l’aval de l’ONU, des forces coalisées emmenées par l’Amérique frappent Bagdad. La rupture est consommée. Il faudra attendre 2005 pour que les relations entre la France et les États-Unis commencent à s’apaiser. « Chirac a quitté le pouvoir avec l’image d’un anti-Américain, mais ce n’était pas justifié : il aimait les États-Unis et les considérait comme l’un de nos principaux alliés », relève le général Bentégeat. Pour Bruno Le Maire, l’opposition farouche de Jacques Chirac à cette guerre en Irak était juste : « Être un homme d’État, c’est exactement cela : aller contre soi-même pour les intérêts de la France. »
Christine Guillemeau
Documentaire
Durée 52 min
Auteurs Vincent Nouzille et Patrick Rotman
Réalisation Patrick Rotman
D’après le livre de Vincent Nouzille Dans le secret des présidents — CIA, Maison-Blanche, Élysée : les dossiers confidentiels 1981-2010
Production Tempora Prod et Media in Sync, avec la participation de France Télévisions et de Public Sénat
Année 2016
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