Après trente-neuf ans de règne, Juan Carlos a abdiqué, le 2 juin 2014, en faveur de son fils, Felipe VI. Avant de céder son trône si difficilement gagné, le roi a accepté de se raconter devant la caméra de Laurence Debray et Miguel Courtois-Paternina.
Face aux images qui déroulent le fil de son parcours, ce souverain, que personne n’attendait, se livre, en toute franchise, sur son passé sous la dictature, ses relations avec Franco, ses choix cornéliens, ses heures de gloire, les épreuves traversées, mais également ses regrets… Un destin hors du commun qui a fait de lui l’artisan de la transition démocratique en Espagne.
Enfance isolée
Le prince Juan Carlos a 10 ans lorsqu’il se rend pour la première fois de sa vie, en 1948, dans son pays, en Espagne. Descendant de la dynastie des Bourbon, chassée du trône par les républicains en 1931, il a vécu ses premières années en exil. Au cœur d’âpres tractations entre son père, Juan de Bourbon, et Franco, il est le seul membre de la famille royale à pouvoir revenir sur la terre de ses ancêtres.
« Même si je suis né à l’étranger, mes parents m’avaient parlé de l’Espagne. Mais se retrouver dans son pays pour la première fois, c’est une impression très forte. À l’époque, je parlais espagnol mais avec un accent français ! C’était un sacré changement ! À mon âge, je ne pensais ni à être prince, ni quoi que ce soit, juste à m’amuser comme tous les enfants… ». Le jeune garçon ignore encore qu’il va être, durant de longues années, un pion dans les négociations entreprises par son père, héritier légitime de la couronne, avec le dictateur pour acter le retour des Bourbon sur le trône d'Espagne.
Le pantin du dictateur
Loin de sa famille installée au Portugal, Juan Carlos reçoit une éducation digne de son rang. De son côté, Franco, en accueillant ce jeune Bourbon inoffensif, espère redorer le blason de sa dictature discréditée sur la scène internationale. Juan Carlos se retrouve donc otage de l’homme qui empêche son père de régner. « J’étais comme une balle de ping-pong entre le dictateur et mon père. Quand tout allait bien entre eux, j’étudiais en Espagne ; quand cela n’allait pas, on me rapatriait au Portugal. Comme cela devait être comme ça, c’était comme ça… », confie-t-il avec résignation. Le sens du devoir envers ces deux hommes, Juan Carlos l’aura jusqu’à l’obtention de son titre d’héritier du dictateur. Il intègre l'académie militaire espagnole, puis l’université de Madrid. Installé au palais de la Zarzuela avec sa femme, Sophie, il réalise un tour du pays pour aller à la rencontre des Espagnols. Face à l’indifférence que sa venue suscite, il comprend que le peuple ne le soutiendra pas dans sa marche vers le trône. Son avenir reste donc suspendu aux bonnes grâces de Franco. Ce dernier, n’ayant pas de fils, va finir par exaucer le souhait de celui avec lequel il a noué un lien quasi affectif. « Je crois qu’il m’étudiait sans cesse, ma mentalité, mes opinions… C’était quelqu’un d’hermétique, mais avec moi, il communiquait », se souvient l’ancien monarque. En 1969, il fait de Juan Carlos son successeur, avec le titre de roi à la clé. Le prince doit jurer fidélité aux principes du franquisme. « Un acte très difficile. Si je n’avais pas accepté, comment croyez-vous que j’aurais pu faire ce que j’ai réalisé ensuite ? », interroge-t-il. Reste que, à 31 ans, Juan Carlos sort de l’ombre comme étant un pilier du régime de Franco.
Celui que personne n’attendait
« On pensait clairement que le prince était là pour continuer l’œuvre de Franco. De plus, pour nous, les opposants clandestins démocratiques, Juan Carlos n’avait pas de grandes capacités intellectuelles. Évidemment, après, nous avons été très surpris, car il n’avait rien d’un idiot ! », relate Alfonso Guerra, vice-Premier ministre (de 1982 à 1991). Pour le père de Juan Carlos, la nomination de son fils est un camouflet. Il ne lui pardonne ni de l’avoir doublé, ni d’avoir associé la couronne au franquisme. Juan de Bourbon rompt le dialogue avec son fils. Il ne le rétablira qu’une fois la monarchie parlementaire restaurée, en 1977.
« Je regrette de ne pas avoir donné plus d’importance à la démarche de mon père de me reconnaître en tant que roi. Aujourd’hui, je l’aurais fait différemment, avec plus d’emphase. Car une personne qui renonce à ses droits dynastiques fait preuve de courage et de sacrifice pour son pays. Elle est là, la grandeur de cet homme. Hériter de cela, c’est très important pour moi », confesse Juan Carlos.
De la dictature à la démocratie
Moderne, ouvert, l’héritier de Franco incarne, au début des années 70, un autre visage de l’Espagne. Pourtant, on ne sait rien de ses intentions. « Je savais qu’il fallait un autre régime pour mon pays. Comment ? On verrait après », raconte-t-il. « Quand on parlait politique avec Franco et que je lui disais : Mon Général, vous devriez assouplir un peu. Il me répondait : Moi non, je ne peux pas changer. C’est vous, Altesse, qui devrez le faire… ». À l’époque, le pays est en décalage avec ses institutions. Malgré son isolement, l’économie espagnole est en pleine mutation, une classe moyenne dynamique assoiffée de libertés émerge, le tourisme explose... Le peuple veut un autre modèle de société, mais le dictateur reste inflexible. Il faudra attendre les mois qui suivent la mort du Caudillo (le 20 novembre 1975), pour que le nouveau roi d’Espagne, Juan Carlos, commence à poser les premières pierres de la transition démocratique. S'ensuivra le vote de la fin de la dictature, en 1976, par le chef du gouvernement nommé par le roi, Adolfo Suarez. Puis l’instauration d’une nouvelle Constitution, la légalisation du parti communiste, l’organisation des premières élections libres depuis 1936… Pour Juan Carlos, de quoi se forger enfin une stature de figure politique majeure de l’Espagne du XXe siècle.
Autour du thème « Quel avenir pour les monarchies en Europe ? », Carole Gaessler reçoit plusieurs invités pour en débattre.