Cyrano, c'est nous

Cyrano, il n’y en a pas un, deux ou trois / Il y en a dix, il y en a cent, et mille… « Cyrano, c’est le cœur, la générosité, l’amour, la forfanterie, l’orgueil, la peur, tout le caractère français », résume l’historien de théâtre Jacques Crépineau. Les plus grands noms du théâtre ont endossé ce rôle… l’ont voulu absolument. Jacques Destoop, Pierre Dux, Charles Le Bargy, Maurice Escande, Paul-Émile Deiber, Jean Marais, Gérard Philipe, Daniel Sorano… plus tard, Jean-Paul Belmondo, Jean Piat, Gérard Depardieu… Aucun acteur ne refuserait un tel honneur. « C’est un rêve de jouer ce personnage », déclare Jacques Weber. Parce qu’il est entier, très physique et très humain. « Il a toutes les facettes de l’art dramatique que peut exploiter un comédien : le comique, le lyrique, l’émotion, le dramatique, il possède tout », explique Jacques Crépineau. Présent pratiquement tout le temps sur scène, il joue de l’épée comme il parle de son nez. Chaque acteur fait vivre son Cyrano. Comme le chante, amusé, Jacques Weber : « On a tous en nous quelque chose d’un Cyrano »… Tandis que pour Pierre Santini, « chaque Cyrano est différent, chaque représentation est différente ».

Cyrano, un personnage réel devenu mythique

Pourtant, sans le soutien de son tout premier interprète, la pièce n’aurait peut-être jamais vu le jour… En 1897, Benoît Constant Coquelin (1841-1909) était une star… « On peut dire que c’était l’acteur le plus connu au monde, comme Sarah Bernhardt. C’était véritablement le couple vedette de l’époque », rappelle la présidente de l’Association de la régie théâtrale, Danielle Mathieu-Bouillon. La tragédienne va faire rencontrer l’immense acteur qu’est Coquelin à Edmond Rostand, un jeune auteur de 29 ans, qui a un projet ambitieux, mais aussi besoin d’aide. L’entente entre les deux est immédiate. Coquelin dévore les alexandrins de Rostand. Le personnage principal de la pièce est inspiré par Savinien de Cyrano de Bergerac (1619-1655), homme courageux et libre penseur, né à Paris et non en Gascogne. Coquelin veut le rôle principal. Absolument. La pièce, à haut risque et coûteuse — 48 acteurs, 5 actes, 2 600 vers en tout —, sera jouée au Théâtre de la Porte-Saint-Martin…

Un véritable coup de théâtre

Dès le premier acte, la salle retient son souffle. L’émotion est palpable. Quand le rideau tombe, à la fin du cinquième acte, s’ensuivent pas moins de 40 rappels. Les Grands Boulevards sont noirs de monde. Cyrano fait parler de lui. On en redemande. « Cyrano parle à l’imaginaire collectif plus que Jean Valjean ou d’Artagnan, chacun s’identifie à lui, chacun aime ce personnage devenu mythique dans la littérature universelle », affirme Sophie-Caroline de Margerie, biographe d’Edmond Rostand… « Un poète nous est né. Quel bonheur ! » peut-on lire alors dans Le Temps. « Une soirée triomphale, inoubliable », dans Le Figaro.

Presque cent vingt ans après sa création au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, Philippe Torreton, qui le joue sur cette scène, le résume en ces mots : « Il est porteur d’une indépendance d’esprit ; il porte haut le fait d’être libre. » Et Michel Vuillermoz, qui l’incarne, lui, à la Comédie-Française jusqu’à fin mars, de conclure : « On peut s’identifier à ce héros qui est seul contre le monde (…). Cette pièce est toujours d’actualité, mais il y a de moins en moins de Cyrano, de grands pourfendeurs du compromis et du consensus. »

Françoise Jallot