Infrarouge

La genèse de Spartiates, devenu Baisse pas ta garde dans sa version TV, est assez singulière.

En 2013, Marseille est consacrée Capitale européenne de la culture. Un journaliste de la chaîne de radio suisse Couleur 3 me propose de prendre le contre-pied des activités culturelles de prestige mises en avant par une ville qui tente de redorer son blason. Il me donne une carte blanche sous forme de mission : porter mon regard sur Marseille à travers la réalisation d’un film court Kino, cela en 48 heures !

Aussi étonnant que cela puisse paraître, aucun événement culturel de cette manifestation d’envergure n’avait lieu dans les quartiers nord qui représentent quand même la moitié de la ville, non seulement en termes de surface mais aussi de population. C’était déjà une bonne raison pour y aller. J’avais toujours gardé des contacts dans ces quartiers, notamment avec mon ami comédien Moussa Maaskri (qui avait tourné dans mes précédents films Clandestins et Mondialito). C’est lui qui m’a parlé d’Yvan Sorel, « un type incroyable qui fait un boulot remarquable avec les jeunes ». Je suis donc allé voir Yvan et j’ai relevé le défi : j’ai fait un petit film en deux jours qui s’appelle Spartiates des quartiers et qui a suscité un intérêt surprenant.

De mon côté, j’ai été très « bousculé » par la manière dont Yvan s’occupait des jeunes et par son chemin pour leur inculquer des valeurs. J’ai senti qu’il y avait un film plus long à faire sur ce monde à part qui s’est développé en marge de la République, avec d’autres références. En plus, Yvan est un personnage hautement cinégénique, qui en a conscience et qui en joue. Cet aller-retour entre théâtralité, mise en scène de soi et des autres, d’une part, et captation de pures scènes du réel, d’autre part, a constitué la base du dispositif. Chacun jouait sa partition. Yvan, celle du leader, du mentor, du maître d’arts martiaux dont on ne discute pas les opinions et les ordres, et moi celle du réalisateur qui ordonne un récit avec tous les éléments à sa disposition, dans le respect mutuel et dans la transparence. C’était la condition sine qua non pour faire ce film. Car le terrain est miné à plus d’un titre. Il y a les affaires qu’on ne doit pas montrer, les fiertés qu’il faut ménager et la confiance qu’on ne doit pas trahir. Il s’agit d’une situation qu’il n’est pas plus difficile à gérer que d’autres, mais les conventions et les codes, eux, sont spécifiques et appartiennent à cet environnement. Si on les comprend, si on les respecte, tout se passe très bien.

J’ai rapidement vu que le rôle d’éducateur d’Yvan était central. La plupart des jeunes qui fréquentent le club vivent avec des pères absents ou délinquants, chômeurs ou en difficulté. En ce sens, Yvan joue, malgré lui, le rôle d’un père de substitution. Plusieurs des membres de la Team Sorel sont d’anciens détenus, et les plus jeunes ont souvent un parcours de vie chaotique. Comme tout le monde, ils ont besoin de repères, de cadres, de figures tutélaires. Ils mettent énormément d’espoir en Yvan, qui représente pour eux une sorte de phare auquel ils peuvent s’accrocher. Sinon, le modèle qu’ils voient dans la rue et les gars qui représentent à leurs yeux le succès sont la plupart du temps des caïds. Et c’est ainsi une culture de banditisme qui se perpétue tout naturellement.

Dans Baisse pas ta garde, il ne s’agit pas de faire l’apologie des méthodes d’Yvan. Mais il m’apparaît que ce qui se passe dans les banlieues de Marseille est aussi le résultat d’un désintérêt de la France pour ses territoires excentrés, d’un sentiment d’isolement vécu par les gens qui y habitent. Yvan a créé son école avec les moyens du bord parce que personne ne le soutient et, forcément, il le fait à sa manière, en s’ancrant dans la culture et les valeurs de ce quartier. Il se substitue au système éducatif et, à fortiori de la République, qui ne parvient plus à s’occuper de cette population des périphéries, malgré quelques bonnes volontés. Face à ce système public qui ne fonctionne pas, Yvan propose un autre modèle, dans lequel il invente ses propres règles. Elles sont plus musclées mais correspondent souvent aux valeurs qui prévalent dans ces territoires.

L’univers d’Yvan, c’est dur, c’est rude, c’est moralisateur, mais c’est tissé d’une grande conscience de l’autre. Dans le contexte actuel, cela a son importance de le regarder en face et d’y réfléchir.