Notes des auteurs
Caroline Gillet, autrice et coréalisatrice
Pendant le confinement de mars 2020 j’avais mis en place une méthode de travail qui me permettait via Whatsapp d’entrer en contact avec une vingtaine de jeunes très loin de moi, confinés. Je leur avais proposé de m’envoyer leurs journaux de bord sonores, depuis un village en Inde pour l’une, depuis une tour d’immeuble à Rio pour l’autre, etc. Ce dispositif permettait d’accéder à des espaces impossibles à rejoindre en période de pandémie. Ils permettaient aussi un lien direct avec les protagonistes, sans l’intermédiaire d’un preneur de son et donc une très grande intimité et liberté pour eux et elles. Quand l’Afghanistan est tombé sous le contrôle des talibans à l’été 2021, j’ai voulu comprendre ce qui se passait de l’intérieur et j’ai décidé d’utiliser ce même dispositif.
C’est comme ça que j’ai rencontré Raha et Marwa, deux jeunes anglophones à qui j’ai proposé de m’envoyer des notes vocales pour faire entendre les sons autour d’elles et décrire avec leurs mots les espaces, les interactions, les inquiétudes et les joies. L’une et l’autre étaient enthousiastes et la correspondance sonore a commencé. Nous avons appris à nous connaître par le biais des ambiances et des récits de nos quotidiens respectifs. Et ces sons ont permis de raconter le drame afghan qui se déployait autour d’elles. Marwa et Raha sont devenues des observatrices privilégiées des changements dans leur pays et, par la force des choses, des militantes qui observent, décrivent et dénoncent. L’une et l’autre ont dû répondre à cette question infiniment douloureuse : partir ou rester ? Voilà bientôt un an et demi que j’ai, grâce à Raha et Marwa, une oreille en Afghanistan. Je mesure chaque jour un peu plus l’ampleur du drame auquel elles font face. Je perçois ce qu’a pu signifier pour cette jeune génération de femmes éduquées, à Kaboul, de devoir renoncer à tout ce à quoi elles avaient aspiré. Marwa vient de fêter son deuxième anniversaire hors de Kaboul, nous échangeons ces jours-ci notre 600e note vocale. Raha et Marwa me disent que parler les aide, qu’elles ne peuvent pas tout dire à leurs proches, qu’il y aurait trop de tristesse, trop d’inquiétude. Elles se sentent seules, alors elles se cachent pour raconter, pour témoigner. Pour garder une trace de ce qu’elles traversent. Ça les soulage, disent-elles, de savoir qu’on ne les oublie pas. Quand je leur ai proposé que nous fabriquions un podcast avec ces sons, elles ont tout de suite dit oui. Quand on nous a soumis l’idée de l’adapter en film animé, elles ont dit oui aussi ! Et une discussion fascinante s’est mise en place entre Kubra Khademi à Paris, Denis Walgenwitz, Luciano Lepinay et leurs équipes d’animatrices dans les studios à Lille, Marwa dans un camp des Emirats et Raha à Kaboul. Les questions circulaient : comment représenter telle ou telle sensation ? Quel type d’arbres voit-on en bas de chez vous ? Nous avons fait des milliers de dessins d’elles, de l’Afghanistan, à distance, en suivant leurs instructions. Quand nous leur avons envoyé les premières images, elles s’y sont reconnues et quand nous avons réuni toutes les équipes autour d’elles sur Zoom, il y avait l’émotion des retrouvailles.
Denis Walgenwitz, coréalisateur
Le cinéma d’animation est souvent associé à des univers féeriques, fantastiques, où tout semble possible. Et c’est vrai. Pour ce film, j’avais envie de questionner le réel, comme j’ai pu le faire dans mes collaborations passées avec Ari Folman, ou Marjane Satrapi pour Persépolis. Le dispositif que Caroline a imaginé pour relater le quotidien de Marwa et Raha est si pertinent que la matière sonore s’est imposée sans même que j’aie pu avoir le temps d’y penser. Le cœur du travail de réalisation était donc là : une grande proximité avec deux jeunes femmes d’aujourd’hui, comme un véhicule dans lequel on embarque pour donner à voir une facette de la grande Histoire qui se déroule aujourd’hui. Le passage du récit radiophonique à une narration audiovisuelle revenait à employer les moyens de l’animation pour donner une nouvelle dimension à ces chroniques du quotidien. Les capacités de suggestion et d’évocation de l’animation sont ici dédiées à leur journal de bord, et sont déployées pour donner corps au contexte du récit, mais restent minimales lorsque la force du son est suffisante pour lui donner son souffle.
Luciano Lepinay, directeur artistique
Kubra Kadhemi est connue pour son travail protéiforme, installations, collages, photographie. Nous nous sommes particulièrement intéressés à ses dessins et peintures, qui ont servi de base pour nos animations. J'ai déjà adapté des univers singuliers pour mes précédents projets et je sais que cela nécessite une attention artistique intense. Le travail de Kubra est précis, minutieux. Il était important de retrouver la précision de son trait et la finesse de son travail pour transmettre la dimension politique du projet. Son dessin possède une certaine fragilité et naïveté, ce qui donne une vibration organique. Nous avons intégré ces caractéristiques à nos animations en utilisant des brosses et des textures pour créer une matière vibrante. Nous avons demandé à Kubra d'imaginer quelques premiers dessins pour développer l'univers du film. Ensuite, nous avons analysé ses dessins et images pour créer les éléments nécessaires à la mise en scène de Caroline et Denis. Nous avons voulu créer un univers graphique et poétique qui soit également tangible, en travaillant sur la notion de vide, cher aux peintures de Kubra et en accordant une attention particulière aux petits détails. Le travail de Kubra nous a permis d'envisager deux directions artistiques différentes : une direction naturaliste qui correspond au récit réel des deux jeunes filles et une direction plus personnelle et abstraite qui représente leurs pensées imagées. Cette dernière a été nourrie par les illustrations de Kubra, qui a librement interprété des scènes décrites par les deux protagonistes.
Kubra Khademi, autrice graphique
Quand Caroline Gillet m'a proposé de mettre en dessins l'histoire de deux jeunes femmes, Marwa et Raha, à partir de leurs conversations, je pensais que mes dessins découleraient de l'écoute de leurs sons, de leurs mots, et qu'en fermant les yeux et à partir de mon imagination j'inventerais un univers visuel. Mais en écoutant les bruits, les sons, les voix, je me suis aperçue que tout cela était très réel et familier pour moi. Brusquement, j'avais la sensation d'être auprès d'elles et transportée à Kaboul. Avec cet environnement sonore et à travers leurs voix qui m’étaient donné à entendre, la ville m'est apparue devant les yeux. Je connais Kaboul, mais leurs histoires racontent ce qu’est devenue la ville aujourd’hui. J’ai donc dessiné à partir de leurs récits, tout en m’appuyant sur ma connaissance de cette ville. J'ai beaucoup aimé la manière dont Caroline a créé ce dialogue, c'était naturel et réel pour moi. Une conversation sincère entre femmes, basée sur la confiance, qui me rappelle notre culture afghane. J'ai également aimé que leurs conversations racontent à la fois la vie simple, de tous les jours, mais aussi l'écroulement de tout un pays et les conséquences de cette situation sur leurs vies. C'était désespérant pour moi en août 2021 d'observer ce qui se passait alors dans mon pays, de suivre les nouvelles, d'entendre les récits des amis restés là-bas. Comment dessiner cette histoire en étant fidèle à la tragédie ? Je me suis laissé porter par la force du son, des voix, du témoignage documentaire, et le travail de composition s’est imposé à moi de manière naturelle, la fluidité est devenue comme une façon de respirer, un outil pour dessiner. J'ai retrouvé cette évidence, cette fluidité dans le travail de Caroline et le résultat du film.