Interview de Kubra Khademi

Les couleurs sont pastel, le trait épuré… Dans Inside Kaboul, le dessin, avec ses blancs et sa poésie, décrit le quotidien mais aussi les états d’âme et les sentiments de Raha et Marwa, deux jeunes Afghanes.
Rencontre avec son auteure, l’artiste afghane Kubra Khademi, qui a créé l’univers graphique de la série et qui a été elle-même contrainte à l’exil en 2015, suite à une performance d’un courage incroyable.

Comment le projet Inside Kaboul a-t-il pris forme ?

Lorsque que Caroline (Gillet, la réalisatrice, avec Denis Walgenwitz - ndlr) m’a contactée, j’ai hésité à accepter sa proposition. J’étais débordée et cela demandait beaucoup de travail. Un travail tout à fait nouveau pour moi. C’était aussi une immense responsabilité. Mais je connaissais Caroline car j’avais pu voir  le projet Radio Live et j’avais toute confiance en elle. Elle m’a précisé sa demande ; il fallait que je dessine – sans me préoccuper des mouvements – les personnages, l’espace, le décor, les objets, en me sentant totalement libre.
J’ai écouté les 30 minutes du podcast. Immédiatement, quelque chose s’est passé, je me sentais impliquée ; mes yeux connaissaient le paysage. En écoutant, tout prenait corps, tout s’incarnait visuellement dans mon esprit, les deux jeunes femmes, leur entourage, les lieux. Les images coulaient dans mon cerveau, elles m’habitaient nuit et jour. J’ai pris mes crayons, une page blanche et j’ai dessiné les personnages et les situations.
Dans mon dessin, il y a comme deux espaces. Le premier est fait du réel que je connais, le deuxième, plus suggestif, participe de la manière dont je dessine et ressens les choses. 

Quel était pour vous, dans cet exercice, le principal challenge ?

Mon hésitation procédait de ma manière d’être artiste, que je craignais de trahir en acceptant la proposition de Caroline. Mais j’ai eu une liberté absolue. Je n’ai pas eu à me mettre dans un cadre artistique qui n’aurait pas été le mien. Puis j’étais nourrie par l’histoire, par les propos des deux filles. Caroline avait accompli un travail colossal où l’on sentait toute sa compétence de réalisatrice de documentaire. Il y avait déjà dans la construction vocale une poésie. En Afghanistan, les femmes ont une façon de parler entre elles à part. Cela découle du cadre patriarcal et religieux dans lequel on est élevées et dans lequel on vit. La parole que l’on échange entre femmes devient un espace singulier, un espace de liberté. On trouve cela dans les notes vocales, dans le ton très direct et vivant de Raha et Marwa, parce que Caroline a réussi à tisser avec elles une relation humaine très forte qui abolit les distances, les frontières, la notion même de pays. Je me reconnaissais tellement dans ces échanges, dans ces paroles de femmes, où l’on comprend ce qui se passe politiquement.

 

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Dessin de Kubra Khademi

Participer à Inside Kaboul était aussi faire acte politique…
Je suis une artiste et, évidemment, je fais les choses parce que je me sens concernée. Mais mon art vient d’une intensité ou plutôt de lui-même.

 

Quand vous avez commencé à travailler sur ce projet, quelle était la chose la plus difficile ?

La réalité. J’étais déjà moi-même en mille morceaux ; je me sentais cassée dans mon corps et mon esprit. Je ressentais aussi un sentiment de frustration. Celui de ne pas savoir quoi faire. Que faire quand un pays tombe ? Quand toute une population tombe ? Quand les femmes tombent dans le pire possible ? Depuis que je vis loin de l’Afghanistan, je me rends compte de la manière dont les autres pays traitent le mien. Leur cruauté. Ils l’ont laissé atteindre cet état, sachant que depuis quarante ans et plus ils ont financé les talibans et le radicalisme. La tragédie la plus grave, c’est qu’ils laissent aujourd’hui les femmes afghanes payer un prix exorbitant. Des femmes très jeunes sont mariées aux talibans, des femmes sont tuées. Mes mains sont enchaînées par tous les pouvoirs politiques du monde entier qui ont amené à ce désastre. 
Mais quand je dessine, tout vient de manière fluide ; je n’ai pas d’hésitation face au papier blanc.

 

Vous-même avez été contrainte à l’exil car vous étiez menacée de mort…

En tant qu’artiste, on n’est pas dans la mesure, on ne se met pas de barrière, de limitation. En 2015, une de mes performances artistiques a suscité en Afghanistan une telle réaction de haine que j’ai dû quitter mon pays. Je ne m’attendais pas du tout à ce qu’elle provoque une hostilité aussi extrême. Je pensais être moquée, critiquée, et j’étais prête pour cela. Pas à le payer de ma vie. Je n’avais pas pensé que des gens dans le monde entier pourraient voir ma performance. Plus elle est devenue visible, plus mon travail, ma place et ma vie sont devenus fragiles. On m’a accusée de donner au monde une mauvaise image de mon pays, de faire l’apologie de la prostitution, de véhiculer une détestation de l’islam, ce qui n’était pas mon propos.

Ça a été un choc de quitter mon pays, et ça l’est toujours. J’étais dévastée. Il m’est impossible de mettre des mots sur ce que j’ai ressenti. Pendant des mois, c’était comme si mes pieds ne sentaient pas et ne touchaient pas le sol. J’avais l’impression que mon corps physique n’était plus sur terre.
En 2015, j’ai dû quitter seule l’Afghanistan. Aujourd’hui, petit à petit, je prends conscience que j’ai eu de la chance. Aujourd'hui, beaucoup d’Afghans sont contre les talibans. Aujourd’hui, d’autres sont dans l’urgence d’être sauvés.

 

Votre travail porte sur le corps des femmes, la manière dont on le traite…

Je possède un corps de femme. Mon travail, qu’il soit visuel, performatif, etc., traite de ce que je connais le mieux, mon corps. Le sujet s’impose de lui-même. Il est qui je suis.

 

Vous préparez plusieurs expositions de votre travail…

Oui, la première aura lieu à Bruxelles à partir du 20 avril. Je dessine, sculpte, modèle le textile, etc. Pour la première fois, le corps des femmes est absent de mon travail, même s’il en reste des traces. Je m’interroge sur les enjeux de la guerre, et donc sur la fabrication des armes, la radicalisation religieuse et politique. Je participe également à une exposition à l’Institut du monde arabe. Ensuite, je préparerai un spectacle que je jouerai au mois de mars au Théâtre de la Ville, à l’Espace Cardin, The Golden Horizon. Avec une actrice afghane, je raconte les sept chapitres d’un livre, incarnation de la sagesse, qui évoque le pouvoir sexuel de la femme.
J’ai aujourd’hui la chance d’avoir la possibilité de la création. La liberté de créer.

Propos recueillis par Amélie De Vriese

L'histoire

Alors que la Journée internationale des droits des femmes est célébrée le 8 mars, France Télévisions diffuse Inside Kaboul, le documentaire animé conçu à partir du podcast original France Inter et des notes vocales de deux Afghanes, après la prise de pouvoir de Kaboul en août 2021, porté par les dessins magnifiques de Kubra Khademi et la direction artistique de Luciano Lepinay. Un film réalisé par la journaliste de Radio France Caroline Gillet et Denis Walgenwitz.

 

 

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Dessin de Kubra Khademi

« Quand l’Afghanistan est tombé sous le contrôle des talibans, raconte Caroline Gillet, j’ai voulu comprendre ce qui se passait de l’intérieur […]. Un copain m’a envoyé les numéros de deux jeunes anglophones que j’ai contactées avec cette drôle de proposition : m’envoyer des notes vocales pour faire entendre les sons autour d’elles, leur demander de décrire avec leurs mots, les espaces, les interactions, les inquiétudes et les joies. L’une et l’autre étaient enthousiastes, et la correspondance sonore a commencé. »

En octobre et novembre 2021, France Inter diffuse, dans un format « chronique », les témoignages que lui adressent les deux jeunes femmes, Raha et Marwa. Comme elles continuent de se confier à la journaliste, cette dernière décide avec les producteurs d’adapter cette passionnante matière sonore pour en faire un film. La rencontre avec l’artiste Kubra Khademi et le réalisateur Denis Walgenwitz donne définitivement vie au projet.

Deux jeunes filles d’aujourd’hui

Avec leurs notes vocales enregistrées en cachette, ces deux jeunes filles d’aujourd’hui donnent à voir et à comprendre de l’intérieur la décomposition de la société, la réduction brutale de leur espace de liberté et la tragédie de tout un pays. Le naturel et le vivant de leurs remarques rendent leur vécu compréhensible, proche, poignant ; leurs émotions et leurs frustrations deviennent nôtres. Avec leurs témoignages, elles résistent et signent un pamphlet accablant contre leurs oppresseurs.

Raha et Marwa ont une vingtaine d’années. Elles ont fait des études. Elles sont amies et travaillaient dans la même start-up. Jusque-là, elles ne connaissaient des talibans que ce que leurs parents, marqués par le régime islamique sévissant en Afghanistan de 1996 à 2001, pouvaient leur raconter.

Mais, le 15 août 2021, les talibans reprennent le pouvoir à Kaboul en aliénant, tout particulièrement, la liberté et l’avenir des femmes afghanes. Raha et Marwa doivent renoncer à leurs sorties, leur liberté, leur plan de carrière.

« L’originalité et la force du projet, explique Caroline Gillet, reposent sur ce double portrait : un même point de départ et des trajectoires à présent très différentes. Il y a quelque chose de très touchant, de déchirant parfois, à observer ces destins parallèles. L’une et l’autre ont dû répondre à cette question infiniment douloureuse : partir ou rester ? Elles racontent chacune les conséquences de ces choix. »

Marwa et l’exil

Marwa et son fiancé décident de quitter le pays et partent dans l’un des plus grands camps de réfugiés au monde, à Abu Dhabi, en attendant une évacuation vers un autre pays. « J’aurais voulu, dit Marwa, prendre avec moi ma famille, ma maison, mon pays, les transporter dans un endroit plus sûr. Mais je n’ai pu apporter que mon corps, sans mon âme. » Son père et son frère sont restés à Kaboul. Un déchirement. Dans la chambre du camp, Marwa rêve, attend, désespère parfois. Pense aux siens, si loin. Elle découvre aussi le plaisir de sortir la nuit pour parler avec des amies, sans craindre pour sa sécurité, sans crainte de heurter les traditions. Un souffle de liberté dans l’espace clos d’un camp. Elle éprouve des moments de déprime que l’inaction et l’absence des siens exacerbent, « on ne peut rien faire de ce temps qui passe ». L’espoir se concrétise avec l’arrivée de deux billets d’avion, l’espoir que la vie peut retrouver du sens.

 

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Dessin de Kubra Khademi

Raha à Kaboul

Raha a choisi de rester à Kaboul. Très vite, sa situation, comme celle des autres Afghans et surtout Afghanes, se dégrade. La musique étant dorénavant bannie, Raha retire et cache les cordes de sa guitare. Un trésor qu’elle enfouit, avec l’espoir de pouvoir un jour le retrouver, comme son existence, mise entre parenthèses par force : « Les gens disent que voyager dans le temps est impossible. En fait, c’est possible. On est en train de revenir vingt et un ans en arrière », et de résumer ainsi son sentiment : « une guitare très morte dans un pays très mort ». Elle raconte la peur, l’espoir d’un avenir qui s’éteint, mais aussi sa volonté de ne pas se laisser écraser par l’angoisse. De ne pas céder à l’oppression. Mais les réformes liberticides contraignent de plus en plus son existence. Très vite, elle perd son travail. Le 18 mai 2022, les talibans imposent la burqa et ordonnent aux femmes de rester à la maison. Raha tâche de résister en ne portant qu’un foulard, mais les talibans menacent de s’en prendre aux hommes de sa famille. Elle peut seulement espérer que l’obscurantisme prenne fin, parce que, dit-elle, « on a juste besoin de vivre nos vies ».

 

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