Sambre

Interviews de l'équipe

• Jean-Xavier de Lestrade, réalisateur

Comment est né le projet Sambre ?

À l’origine de Sambre, il y a le travail d’Alice Géraud. Tout en poursuivant son formidable travail d’enquête journalistique dans le but d’écrire un livre, Alice avait le fort désir de transformer le matériau qu’elle accumulait en série fictionnelle. Après avoir suivi une formation de scénariste, elle est venue nous voir, Matthieu Belghiti et moi, avec une proposition de structure. C’était une première ébauche, mais déjà suffisamment forte pour nous convaincre de mettre tout en œuvre pour produire cette série. Mais, au-delà de la puissance de l’histoire, je sentais chez Alice une connaissance très profonde et très fine des problématiques judiciaires, policières et institutionnelles sur les violences sexuelles. Et puis je connaissais Marc Herpoux pour avoir travaillé avec lui il y a quelques années sur le développement d’un ambitieux projet et nous avons pensé, avec Matthieu, que c’était la bonne personne pour écrire avec Alice. Son expérience et son expertise sérielle allaient s’avérer très précieuses pour l’écriture. Mais la réussite d’un projet tient d’abord dans la certitude pour chacun d’écrire la même histoire et de poursuivre les mêmes intentions.

Ce qui fut le cas, avec quelques lignes très claires : ne rien céder au spectaculaire, s’ancrer au réel pour mieux le transcender par la fiction, pas de jugement hâtif sur les personnages, être au cœur de l’intime sans jamais se placer dans une position de voyeur.

Chaque épisode est centré sur un personnage, pourquoi ?

L’histoire du réel dont nous nous sommes inspirés est très complexe. Elle se déroule sur trente ans et, en dehors du personnage du prédateur, les nombreux autres personnages qui apparaissaient ne le faisaient que de manière sporadique. Il fallait trouver une structure qui permette d’organiser le réel, et surtout qui lui permette de lui donner un sens – qui souvent échappe à celui qui regarde de trop près –, un sens qui tire ce fait divers très ancré dans une région en un fait de société qui prend une portée universelle.

Ainsi, il se dégageait quelques personnages qui pouvaient prendre une dimension « héroïque » et Marc Herpoux nous a fait la proposition d’organiser la narration autour de ces personnages tout en assumant les ellipses de cinq à sept ans qu’il y a entre les épisodes. C’était la bonne idée. Cela permettait de balayer le champ social ; de l’intime à l’institutionnel, du judiciaire au politique et de sortir – comme aime à le dire Alice – du regard binaire prédateur vs policiers.

Si cette structure singulière, avec ses changements de points de vue à chaque épisode et ses ellipses aussi longues, était un pari pas si évident à relever, nous avions la conviction que cela restait la meilleure façon de saisir cette histoire dans toute son ampleur.

Pourquoi de si longues ellipses entre chaque épisode ?

Pour couvrir les trente ans tout en étant au plus près de l’intime des personnages, il fallait se concentrer sur une durée de temps assez courte dans chaque épisode – quelques semaines, quatre mois tout au plus – et donc assumer de vraies longues ellipses entre chacun des épisodes.

Sambre, c’est trente ans d’évolution de la société, comment avez-vous travaillé ce sujet (costumes, décors, musique, effets spéciaux) ?

Six épisodes, cinq à sept ans d’écart entre chacun d’eux… Il était évident que chacun des épisodes devenait un petit film à lui tout seul. Avec son univers singulier, son identité propre. Et puisque nous sommes ancrés dans le réel, il s’agissait d’être encore plus juste, de ne supporter aucune fausse note, de parfois rencontrer la force du documentaire. Ça a été un énorme travail de coordination entre la mise en scène (Fany Pouget), l’image (Elin Kirschfink), la déco (Wouter Zoon), les costumes (Bethsabée Dreyfus) et le maquillage/coiffure (Laure Talazac, Véronique Plüger). La moindre voiture, le plus petit objet… tout compte. Sans surcharger l’image non plus, au risque de faire « époque ». C’était d’autant plus difficile que nous avons tout tourné en « cross boarding », c’est-à-dire en mélangeant tous les épisodes. Plusieurs décors traversent les époques – la maison de Christine, celle d’Enzo, le terrain de foot... –, il fallait parfois les faire évoluer en une nuit. Changer une tapisserie, le mobilier, l’équipement d’une cuisine…

Mais la vraie angoisse concernait les comédiens qui devaient traverser toute la série. Christine, Jean-Pierre, Enzo, Stéphanie la femme d’Enzo… Comment les faire vieillir tout en restant crédible ? Mais, surtout, comment garder de la fraîcheur de jeu avec trois centimètres de silicone sur le visage ? Tout l’enjeu était de voir le comédien et pas les prouesses de Christophe Pizeta, concepteur des vieillissements.

Dès l’écriture, nous avons pensé que la musique additionnelle devait jouer un rôle important dans la série, avec l’utilisation de chansons qui devaient « marquer » l’époque tout en étant une caractérisation des personnages… En rouge et noir de Jeanne Mas pour Christine, Zombie des Cranberries pour Irène, Motivés de Zelda pour Arlette… Même Enzo navigue, au gré de ce que la radio lui propose entre Alain Chamfort (dans l’épisode 1) et Angèle (dans l’épisode 6).

Pour la musique originale, nous avons cherché avec Raf Keunen le compositeur – avec qui j’ai travaillé sur les deux saisons de Jeux d’influence et sur Laetitia – un thème central qui puisse être associé aux victimes. Quelque part, il fallait leur donner une voix aussi à travers la musique. C’est alors que j’étais en fin du tournage que Raf m’a envoyé un morceau composé de cordes, piano et de… voix humaines en me disant : « Je crois que je tiens quelque chose. »

Dès la première écoute, j’ai compris qu’il devait être LE thème de la série. Nous l’entendons pour la première fois lorsque Christine fait une première crise d’angoisse dans la remise du salon de coiffure et chaque fois ensuite que j’avais le sentiment qu’il fallait faire entendre celles qui avaient été blessées et humiliées autrement que par des mots. Ce thème, comme en général la musique de Raf, devient un personnage de la série.

Un mot sur le casting ?

Je le dis et je le répète toujours : il est impossible de réussir une fiction si l’on se trompe dans le casting. Même si les textes sont formidables. Ce travail du choix des comédiens s’apparente pour moi à un travail d’écriture. Éprouvant, intense, essentiel. Parsemé de doutes. Et pour Sambre, ce travail s’est étalé sur quatre mois. Avec Okinawa, la directrice de casting, nous avons fait passer des essais à près de quatre cents comédiennes et comédiens. Rien que pour le rôle de Jean-Pierre (Julien Frison), plus de quarante comédiens ont été vus, celui d’Irène (Pauline Parigot) aussi. C’est évidemment vrai pour les rôles principaux, mais ça l’est aussi pour les rôles plus « modestes ». Même Alix Poisson, avec qui j’avais beaucoup travaillé, a passé des essais pour le rôle de Christine – avec une vingtaine d’autres comédiennes.

J’avais néanmoins trois évidences : Olivier Gourmet – pour sa capacité à imposer d’un regard une autorité morale sans concession – dans le rôle de Winckler ; Clémence Poésy – pour sa très singulière capacité à incarner le monde mental tout en laissant affleurer ce qui la trouble au plus profond – dans le rôle de Cécile Dumont et Noémie Lvovsky – pour sa bouleversante capacité à créer de l’empathie tout en incarnant une force farouche – dans le rôle d’Arlette Caruso. Et j’ai eu la chance que tous les trois acceptent, sans hésiter.

L’un des défis majeurs était de « rencontrer » Enzo. Il fallait trouver un comédien qui puisse être spontanément sympathique, aimable ; qui puisse se mouvoir avec une souplesse animale tout en ayant cette capacité à basculer dans la violence extrême. Le tout, avec une tête de monsieur Tout-le-Monde. Et Jonathan Turnbull réunissait toutes ces qualités.

• Matthieu Belghiti, producteur

Comment Sambre s’est-elle imposée dans l’univers de What’s Up Films ?

Comme une évidence incontestable. What’s Up Films produit depuis de nombreuses années des films, que ce soient des documentaires ou des fictions engagées, en privilégiant des thématiques chères : la défense des droits au sein de notre société, le vivre ensemble, ceux qui luttent contre toute forme d’inégalité…

Sambre s’inspire d’une histoire vraie. D’une investigation extrêmement fouillée qui s’appuie sur du vécu et des témoignages. Cette histoire ne pouvait pas être abordée sous la forme documentaire. Cela aurait été beaucoup trop direct, notamment pour les victimes encore marquées par des traumatismes trop à vif, ainsi que pour toute une région.

La fiction s’est avérée le moyen idéal pour raconter et explorer cette histoire avec profondeur et nuance.

Quel est votre rôle sur Sambre ?

Voilà plus de vingt ans que je collabore avec Jean-Xavier de Lestrade. Si nous avons réalisé autant de films ensemble, c’est que nous avons une vision commune et une réelle complémentarité. Dès le moment où j’ai découvert ce projet, j’ai été convaincu qu’il susciterait son désir de s’engager dans cette aventure exceptionnelle. Une aventure qui allait durer quatre ans. Mon rôle de producteur tout au long de cette période a été de l’accompagner et le soutenir à la fois sur le plan artistique et financier. En œuvrant à ses côtés pour lui permettre de réaliser une série unique et singulière.

Où et quand avez-vous tourné ?

La difficulté la plus importante pour ce tournage, c’est que l’histoire se déroule sur trente ans et qu’elle nécessitait une reconstitution fidèle et subtile avec une époque différente à chaque épisode. Chaque détail, décor, costume, accessoire doit être crédible tout en gardant une atmosphère visuelle cohérente. Nous avons tourné de l’automne 2022 jusqu’au printemps 2023 principalement dans deux régions (Grand Est et Nord), et une petite partie en Belgique. Nous ne voulions pas tourner dans la vallée de la Sambre, dans les lieux dans lesquels se sont déroulés les faits qui ont inspiré la série. C’est un traumatisme encore trop à vif pour la région et pour ses habitants.

Quels sont les partenaires de la série ?

Ils sont très nombreux. Et ils se sont tous – sans exception – mobilisés avec la même évidence que nous. Avec un enthousiasme et une bienveillance que je n’avais encore jamais connus en vingt-cinq ans de métier. Nous avions choisi France Télévisions comme diffuseur parce que nous considérions que c’est une vraie série de service public qui doit parler au plus grand nombre. Federation Studios a été un partenaire coproducteur de poids, nous soutenant à toutes les étapes avec une confiance immense. Et en plus des aides du CNC, de deux régions et diverses subventions, nous avons travaillé avec la société belge Versus en organisant une coproduction minoritaire avec la Belgique.

• Alice Géraud et Marc Herpoux, scénaristes

Comment avez-vous travaillé sur l’adaptation de l’enquête ?

  • Alice Géraud :

L’enquête journalistique et le récit de fiction sont pour moi des manières différentes et complémentaires d’approcher une forme de vérité. Dans cette affaire, celle dite du violeur de la Sambre, le récit journalistique était un préalable. Il permet d’établir les faits, de les mettre en récit et de leur donner sens. Mais il y a des choses que le journalisme ne peut pas raconter, et que seule la fiction peut donner à voir. Particulièrement sur un sujet comme le viol. Parce que nous sommes avec le viol à l’endroit même de l’intime. Qui est un endroit difficile à atteindre et à restituer par le journalisme. Or, l’intime et l’émotion sont les territoires de la fiction. 

La série permet de déplier le monde en de multiples dimensions. De l’ausculter depuis différents endroits, différentes temporalités, différents points de vue, pour en comprendre la mécanique. Celui des victimes, qui est le point de départ, le cœur, et l’épisode 1 de la série. Celui des policiers, des juges, d’une élue… Ce qui nous intéressait, c’est de sortir le sujet du viol d’une vision binaire (le violeur et la victime, le policier et la victime)… Pour le replacer dans le contexte plus large d’une société, ici dans la fiction, c’est une petite communauté où les personnages – victime, magistrate, élue, policiers et violeur – sont régulièrement amenés à se croiser.  Ils se côtoient mais ne se comprennent pas. Ils se ratent en permanence. C’est ce ballet de l’échec qui est mis en scène au travers des personnages de la série. Comme cette jeune magistrate, qui voudrait rendre justice à ces femmes, mais qui ne parvient jamais à parler le même langage qu’elles. Ce dialogue chaotique, voire impossible, entre une jeune magistrate et une victime traumatisée, seule la fiction peut le recréer.

Enfin, la fiction, parce qu’elle parle à nos émotions, a le pouvoir de bousculer nos imaginaires collectifs, et sensibiliser le plus grand nombre sur la question du viol. Les violences sexuelles gangrènent toutes les couches de notre société, elles concernent chacun de nous, et nous ne savons pas les regarder. J’aime à penser qu’une série comme celle-ci puisse participer à changer ce regard.

  • Marc Herpoux :

La première des questions a été de savoir si on restait collé au réel ou si on prenait la liberté de s’en écarter. Or, la fiction permettait de rentrer en profondeur dans la psychologie des personnages et de percer leur intimité. Nous en avions tous très envie. Il fallait donc faire un pas de côté vis-à-vis du réel.

Malgré tout, même si on s’est autorisés à faire ce pas de côté en inventant des personnages, nous avons tous fait très attention à respecter les points clés de l’affaire. C’est juste que les personnages qui incarnent ces “faits” sont, eux, de pures créations.

Sambre est au départ une enquête journalistique, quels ont été les ressorts pour en faire une fiction ?

  • Alice Géraud :

Il s’agit d’une adaptation très libre, puisque des personnages et des situations sont totalement inventés, et en même temps extrêmement fidèle au propos du livre. Nous voulions raconter au travers d’une œuvre de fiction comment une société, notre société, a traité la question du viol depuis les années 1980 jusqu’à notre époque, que l’on nomme l’ère #MeToo. Nous voulions, par l’histoire de chacun de ces personnages de fiction, mettre en scène cette très lente bascule. C’est la raison pour laquelle nous tenions absolument à ce que la série se déroule sur trois décennies, qui est la temporalité que j’avais choisie dans le livre. Le format long de la série permet cela, il permet de dégager une pédagogie du temps. On suit les personnages tout au long de leurs vies, on les voit évoluer, ce sont eux qui font changer la société.

Un de nos principaux soucis était de ne pas trahir la réalité. On la transforme, on la modifie, mais on essaie de la protéger. Par exemple, on tenait à ce qu’aucune des victimes de Dino Scala ne soit représentée dans la série. Le personnage de Christine, jouée par Alix Poisson, est un personnage créé ex nihilo. Cette fictionnalisation du réel ne devait en revanche rien ôter au réalisme des situations. Les symptômes post-traumatiques des victimes décrits dans la série, la manière de s’exprimer, de dire ou de ne pas dire les choses sont issus du travail d’observation, de recueil de la parole que j’ai mené durant mon enquête. Nous avons tenu à avoir la même précision concernant la mise en scène de l’univers policier ou judiciaire.

Par ailleurs, avaient surgi de mon enquête des protagonistes de cette affaire qui étaient déjà, quelque part, des figures héroïques : une juge d’instruction, une maire, un commandant de police judiciaire… Des personnes qui par leur courage, leur ténacité, leur humanité avaient tenté, presque seules contre tous, d’enrayer la mécanique de l’échec policier et judiciaire, d’écouter la parole de ces femmes, qui se dégageaient du déni collectif. Ces personnes ont été inspirantes pour créer des personnages de fiction, incarnant un message de résistance dans la série. Cette histoire est terriblement sombre, et nous tenions à ce que ces figures lumineuses portent le récit et ouvrent des perspectives de changement.

  • Marc Herpoux :

La première difficulté fut, pour ma part, de trouver une structure narrative adéquate à l’affaire. Une structure qui ne la trahisse pas. On ne pouvait pas s’appuyer sur une “enquête classique”. Car cette affaire n’avait rien de “classique”… et la force de cette dernière provenait justement d’un dysfonctionnement institutionnel qui empêchait toute enquête de voir le jour.

Je ne pouvais pas non plus proposer de suivre quelques personnages sur trente ans – j’entends : jouer sur un côté “choral” qu’on retrouve dans beaucoup de séries, mais qui, ici, n’aurait eu aucun sens. Pourquoi ? Un personnage pouvait très bien jouer un rôle clé à un instant “T” de l’affaire et ne jouer aucun rôle avant ou après. Qu’allions-nous raconter sur lui dans ce cas ? Cette structure nous entraînait vers du “hors sujet” à coup sûr.

Je me suis alors remémoré quelques structures atypiques qu’on retrouve chez des auteurs comme Damon Lindelof (dans “Lost”, “The Leftovers” ou “Watchmen”) ou chez Peter Morgan (dans “The Crown”). Des auteurs qui aiment travailler “par épisode”. Je me suis dit que ce serait intéressant que chaque épisode soit centré sur un personnage, d’en faire à la fois le portrait intime, tout en mettant en valeur le rôle qu’il a joué dans l’affaire. Ça avait l’avantage de proposer à chaque fois une histoire complète, avec un début, un milieu et une fin, de lier cette histoire à un moment clé de l’affaire, et de penser chaque épisode de façon autonome, tout en faisant en sorte que la somme des épisodes raconte ce qui s’était joué autour du violeur pendant trente ans.

Le récit original s’appuie sur la répétition du mode opératoire du prédateur, ce qui n’est pas le cas dans la série, comment l’avez-vous malgré tout traduit ?

  • Alice Géraud :

L’absence de réaction des institutions, et notamment de la police, face à la répétition des viols au même mode opératoire, sur des dizaines de femmes, sur un si petit périmètre, a quelque chose d’invraisemblable. On se dit que c’est impossible. Or, la fiction, paradoxalement, a besoin de vraisemblance. Il fallait donc trouver un mode de narration pour raconter cette incroyable réalité : placer le récit à l’échelle de quelques personnages forts, être au plus près d’eux, accepter de renoncer aux dimensions extraordinaires de l’affaire pour se plonger dans ses entrailles, lui donner de la profondeur, du sens, de l’émotion. 

  • Marc Herpoux :

Nous ne pouvions pas travailler cette répétition. Ce qui marche très bien dans le livre d’Alice – qui se devait de coller au réel – ne pouvait pas fonctionner dans la fiction. Mais nous avions un outil dramaturgique fort de notre côté… la série elle-même. La “répétition” fait partie de l’écriture sérielle, par définition. Nous pouvions donc jouer sur des ellipses fortes entre chaque épisode et faire comprendre aux spectateurs que les viols ne s’arrêtaient pas… Ce que je trouve tout aussi glaçant formellement que la répétition elle-même quand on sait que les ellipses s’étalent toujours sur des années.

J’avais aussi proposé à Alice et Jean-Xavier, s’ils étaient d’accord, qu’on présente le violeur dès le premier épisode – ce qui impliquait de le suivre comme un des protagonistes de la série. Cette idée que personne ne cherchait au bon endroit, la bonne personne… parce qu’Enzo semble tout à fait “normal”, fut un des éléments majeurs qui m’a fait accepter ce projet. Or, il était difficile de traiter cette “normalité” si on ne présentait Enzo au public le plus tôt possible.

Qu’est-ce que ça veut dire “être normal” ? Enzo ne ressemble pas à l’image que tout le monde se fait spontanément d’un violeur. Il est marié, a des enfants, il est apprécié de tous dans la ville, il est socialement intégré, il devient même président du club de foot. Personne autour de lui ne peut l’imaginer agresser des femmes au petit matin avant d’aller bosser. Le présenter dans son quotidien, le voir vieillir, s’adapter en fonction des époques, avait, là aussi, quelque chose de glaçant…

Comment travaille-t-on avec Jean-Xavier de Lestrade pour adapter le réel en fiction ?

  • Alice Géraud :

Travailler avec Jean-Xavier de Lestrade sur cette histoire relevait pour moi à la fois du rêve et de l’évidence absolue. Jean-Xavier vient du réel, par le documentaire. Il a ce sens des responsabilités vis-à-vis du réel, cette immense précaution. Il connaît par ailleurs parfaitement le système et l’univers judiciaire. Enfin, que ce soit ses séries documentaires ou de fiction, son œuvre cinématographique témoigne d’une sensibilité qui dit beaucoup de son engagement sur la question des violences faites aux femmes, de la violence des institutions et de celle des hommes. J’étais en absolue confiance sur ce qu’il allait faire de cette histoire, et en même temps très curieuse de voir l’interprétation à l’image qui serait la sienne. Lorsque j’ai visionné les six épisodes tournés, j’ai été émotionnellement sidérée, par la beauté pudique de la mise en scène, et la justesse de la direction d’acteurs et d’actrices. 

  • Marc Herpoux :

J’ai beaucoup travaillé avec Hervé Hadmar sur des histoires qui étaient volontairement à la lisière du fantastique (un genre que j’aime beaucoup), et qui impliquaient une écriture très formelle. Cette écriture se devait d’être ici très différente. Même si je m’étais déjà frotté à l’adaptation du réel avec “L’Embrasement” (un unitaire pour Arte, réalisé par Philippe Triboit, sur la mort de Zyed et Bouna), l’écriture de Jean-Xavier reste quand même particulière. Il aime les plans séquences, il aime que les scènes s’étirent pour laisser la part belle aux comédiens et à la direction d’acteur. Il fallait donc prendre ça en compte très tôt, à la fois dans le développement de la narration, mais aussi dans l’écriture des épisodes mêmes. Le pari de cette écriture filmique était d’autant plus audacieux qu’il y avait, de par la structure, ce challenge de présenter un nouveau personnage au début de chaque épisode. Il fallait donc trouver très vite ce qui allait accrocher le spectateur, permettre de s’attacher à ce nouveau personnage en très peu de temps, afin de rentrer très rapidement dans le vif du sujet et d’offrir quelque chose de fort aux comédiens comme à Jean-Xavier.

• Alix Poisson, comédienne

Qui est Christine, votre personnage ?

Christine est une jeune femme des années 1980.  Elle a un métier qu'elle aime – elle est coiffeuse –, une vie de famille épanouie, elle aime beaucoup danser, écouter de la musique dans son walkman... Mais un matin, très tôt, sur la route qu'elle emprunte pour prendre son bus et aller au travail, elle est violemment attaquée par un homme. Il surgit dans son dos et l’étrangle avec une cordelette. Christine perd connaissance. Quand elle se réveille, elle ne se rappelle absolument pas ce qui s’est passé après. Elle va tout de suite porter plainte au commissariat.  Ni prise en charge ni véritablement entendue par qui que ce soit, Christine ne sera plus jamais la même. 

Comment l’avez-vous fait évoluer entre l’épisode 1 en 1988 et le 6 en 2018 ?

On suit Christine sur trente ans, jusqu'à 65 ans. Il y avait donc d'abord un travail de transformation physique énorme à accomplir, et sur plusieurs plans : la prise d'âge d'abord. D'autres personnages de la série y étaient aussi confrontés, ainsi nous avons été plusieurs à travailler avec une équipe de MFX, qui ont moulé nos visages et créé plusieurs masques pour chacun, selon les âges. Moi j'en avais trois différents. J'avais entre trois et quatre heures de maquillage tous les matins. Ensuite, la prise de poids : Il est très clair dans le scénario que l'une des séquelles du traumatisme extrême vécu par Christine, ce sont des troubles du comportement alimentaire. Elle devient boulimique et prend beaucoup de poids au fil des ans. On m'a donc moulé le corps, et fabriqué deux "faux corps" à enfiler sous mes costumes, selon les périodes là aussi. Après, il faut jouer avec tout ça ! Personnellement j'aime énormément les grandes transformations physiques de ce genre, qu'on nous demande finalement peu à l'image, mais que j'ai beaucoup pratiquées au théâtre. Ça me donne une grande liberté. Dans le jeu, il y avait deux axes : elle commence par se barricader (au sens propre, en mangeant et en s'enfermant à double tour chez elle), donc il fallait trouver quelque chose de fermé, d'absent à soi-même, d'anesthésié. Puis quand Winckler reprend l'affaire, elle est obligée de se reconnecter à elle-même pour témoigner, même si c'est très douloureux.

C’est votre sixième collaboration avec Jean-Xavier de Lestrade, comment avez-vous collaboré pour ce rôle ?

Ça a beau être notre sixième collaboration, Jean-Xavier m'a fait passer des essais pour ce rôle ! (Ce que je trouve tout à fait normal bien sûr). La collaboration était comme à chaque fois très étroite et passionnante, c'est un grand directeur d'acteurs – ce qui est rare. Mais de tous les personnages que nous avons inventés ensemble, c'est sans doute celui qui a été le plus difficile. Il y avait notamment une difficulté majeure : c'est que Christine, du fait qu'elle a perdu connaissance, et sans doute aussi parce que c’est son seul moyen de survivre, s'est enfermée dans un déni puissant. Or le déni, par définition, dans la "vraie vie", est tout sauf spectaculaire. Ce sont des gens qui semblent vivre tout à fait normalement, et qui ne montrent rien ou très peu du traumatisme vécu (jusqu'à ce que ça se fissure). Or, il fallait tout de même que nous ayons vraiment accès à Christine, et à son immense chaos intérieur. Alors, pour chaque scène, nous nous sommes posé la question de "montrer trop" ou "pas assez". Le fil était très ténu, il fallait chercher, et nous essayions souvent plusieurs versions. Et comme Jean-Xavier est comme moi, qu'il aime faire beaucoup de prises, on en a fait… beaucoup !

Vous êtes très impliquée sur le sujet des violences sexuelles, pouvez-vous nous parler de votre court-métrage 1432 et de l’association L’Enfant Bleu ?

Je suis une des marraines de L'Enfant Bleu depuis huit ans. C'est une association qui lutte contre la maltraitance infantile (physique, psychologique et sexuelle). Le travail qu'ils font est remarquable. Quand j'ai commencé à travailler avec eux, je me suis beaucoup documentée, et j'ai découvert ces deux réalités qui m'ont abasourdie : les violences sexuelles faites aux mineurs sont systémiques (comme celles faites aux femmes d'ailleurs). Elles touchent tous les milieux, toutes les classes, les territoires (contrairement aux clichés véhiculés), et elles sont extrêmement répandues. Dans une classe de trente enfants, il y en a TROIS – au bas mot – qui sont ou ont été abusés sexuellement. Ce qui veut dire que vous, moi, tous, tous les jours, nous croisons des enfants victimes. C'est donc un véritable problème de santé publique, et plus encore, un problème POLITIQUE, qui nous concerne tous (comme celui des violences faites aux femmes, je le répète). Or, la deuxième réalité dont je parlais, c'est que l'inertie politique à ce sujet est effarante. La prise en charge de ce fléau est très, très en deçà de ce que l'on est en droit d'attendre en tant que citoyen pour protéger nos enfants, et les adultes qui ont été ces enfants. Alors plutôt que de céder à la colère face à cette inertie, j'ai écrit et réalisé un court-métrage, intitulé 1432, qui est sur la plateforme de France TV.

Interview vidéo Jean-Xavier de Lestrade

Stéphanie Lacroix
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