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Interview de Mathieu Amalric

© Roy Export Co Ltd

C’est le quatrième film d’Yves Jeuland auquel vous prêtez votre voix. On peut commencer à parler de fidélité...

 

Mathieu Amalric : Vous savez, je ne fais ces choses-là que quand je suis en amitié et – ce qui est la même chose – en admiration pour quelqu’un. Et aussi pour apprendre, par appétit de connaissances. Avec Yves, c’est très particulier parce que ça commence par une maquette que je reçois, avec sa voix. C’est par sa voix que je découvre un film et que je suis touché. Il fait des films généreux, didactiques dans le bon sens du terme, c’est-à-dire des films de partage, mais qui sont aussi très personnels. Dans celui-ci, on est véritablement en immersion dans la vie et l’œuvre de Chaplin. Pas de spécialistes, pas de « têtes parlantes », uniquement des extraits des films de Chaplin, des images de sa vie intime et puis sa musique. Il y est question du courage artistique et politique d’un génie. Et pourtant, je retrouve Yves à chaque plan. Son humour, son engagement de citoyen et même ses passions – il est parvenu à faire figurer Yves Montand, qu’il adore ! Alors, pour moi, ce commentaire, c’est vraiment Yves qui parle, ou qui parfois dialogue avec Chaplin. Et ça, c’est l’amitié : je suis très ému qu’il ait envie, qu’il se sente bien avec l’idée que je prête ma voix à la sienne. Et vous vous rendez compte, dans le générique, il a mis sur le même carton « Voix de Mathieu Amalric. Musique de Charlie Chaplin » ! Ça me bouleverse.

 

Prêter sa voix à un réalisateur, quel lien cela a-t-il avec le travail de comédien ?

 

M. A. : Je ne sais pas très bien, au fond. C’est très différent, quand je travaille sur Freud, un juif sans dieu de David Teboul* ou sur Vie et Destin du Livre noir de Guillaume Ribot**, deux documentaires – magnifiques – où il s’agit pratiquement d’interpréter Sigmund Freud ou Vassili Grossman en lisant leurs lettres. Avec Yves, je ne suis pas certain que ça m’aide, d’être comédien (si tant est que je le sois… je n’ai jamais appris à jouer). Mais enfin, il y a tout ce travail qui consiste à préparer la fluidité, les liaisons, les pauses, à repérer les endroits où reprendre son souffle… Je répète à haute voix, parfois en m’enregistrant (ne le dites pas à Yves, il ne le sait pas). Et puis, quand j’ai l’impression de ne pas en savoir assez, j’appelle Yves pour qu’il m’explique ou même me raconte ce qui n’est pas dans le film. Ça se sent, quand une voix ne sait pas de quoi elle parle, elle a l’air plaquée. Ce qui est merveilleux avec Yves, c’est qu’il est très pointilleux. On a eu des discussions pour décider s’il fallait dire « Chârles Chaplain » ou bien « Tcharlie Tchapline ». Pour Doug(las) Fairbanks, je prononçais « Dog » et ça l’embêtait, il tenait à « Dougue » (Yves est de Carcassonne)… Le « Dougue » de son enfance (rire). Au fond, comme Yves enregistre lui-même la maquette de son commentaire, c’est comme les chansons de Cole Porter, c’est très agréable à reprendre parce que c’est écrit pour l’oral. Après cela, il s’agit de tout oublier : l’enregistrement, c’est comme de l’improvisation préparée, comme du jazz. Nous étions trois en studio, Yves, moi et l’ingénieur du son Léon Rousseau, qui est un spécialiste de la restauration sonore des films chez Lobster et aussi un musicien. Je tiens vraiment à le mentionner parce qu’il a fait un travail remarquable. Nous avons pris le temps, et c’était de grands morceaux de texte, comme j’aime, parce que cela permet de trouver un flux, une détente, un plaisir…, d’atteindre cet état dans lequel sont les conteurs et cette voix qui ne s’entend pas, qui vous accompagne dans la rêverie, qui vous invite à penser par vous-même.

 

Et votre Chaplin à vous ?

 

Chaplin dort 1919
                                                                                                              Droits réservés

M. A. : Comme tout le monde, c’est d’abord l’enfance. Ce qu’on aime ce vagabond ! Ce qu’on aime ce type qui résiste face à l’injustice ! Ce sont des émotions particulières : enfant, on ne pleure pas devant Le Kid, on s’émerveille. On rêve d’avoir d’autres parents que ceux que l’on a et, justement, on se dit que ce serait chouette, d’avoir un papa comme ça… Ensuite, Chaplin, ça a été la découverte de la mise en scène. Ce passage des Lumières de la ville – qui est évoqué dans le film d’Yves – où la jeune vendeuse de fleurs aveugle prend Charlot pour un riche bourgeois, dont Chaplin a cherché pendant des mois la solution et auquel il a consacré 300 prises ! Et c’est une trouvaille qui est à la fois élégante, efficace, paradoxale : représenter le son d’un claquement de portière de limousine dans un film muet grâce à un panoramique aller-retour. C’est éblouissant. C’est ce qu’on voudrait conserver à l’esprit quand on réalise des films : ce moment de pureté, ce moment de commencement où tout est à inventer. Quand vous vous lancez dans un film, vous savez que cela va être au minimum trois ans de votre vie, il vous faut un sang complètement neuf, vous débarrasser de tout ce que vous savez pour avoir l’illusion qu’il n’y a jamais eu de film avant cela ! Et puis, enfin, il y a l’acteur, qui est comme une sorte de repère auquel on revient sans cesse. Avant même de collaborer avec Yves, j’ai beaucoup revu Chaplin quand je préparais le dernier film des frères Larrieu, qui font, comme vous savez, un cinéma très physique. J’y joue un chanteur de rues, à moitié clochard, qui trimballe sa guitare électrique et son ampli (c’est une comédie musicale). Je devais me bagarrer avec Jalil Lespert, qui est ultra costaud, et même lui casser la gueule, vous imaginez ! Alors, je leur montrais des extraits de Chaplin en leur disant : « On pourrait essayer des trucs comme ça. » Dès qu’il est question du corps au cinéma, il y a Chaplin. Et pas seulement parce que ce type était irrésistible de beauté. Parce qu’il est le comédien-athlète au travail. C’est très beau, ce passage où Yves a mis bout à bout ces fameux virages à cloche-pied. Chaplin n’était pas seulement un génie, c’était aussi ce gosse abandonné qui a bossé comme un damné sa technique, ses gammes pour être au sommet de son art.

Propos recueillis par Christophe Kechroud-Gibassier
 

* Arte, 2019.
** France 5, 2020.

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