Lors de la conférence de presse qui s'est tenue le 7 octobre, nous avons pu nous entretenir avec divers acteurs du projet Petite Casbah :
Pierre Sicarusa - Directeur de l’animation, des jeunes publics et de l’éducation, France Télévisions
Joseph Jacquet - Directeur de développement de l'offre jeunesse et animation, France Télévisions
Anne Daroux - Directrice de l'unité éducation, France Télévisions
Noam Roubah - Producteur et fondateur, Darjeeling Production
Séverine Gegauff-Lebrun - Productrice, Darjeeling
Quel est le propos de Petite Casbah ?
Pierre Siracusa : Cette série nous embarque dans une aventure d’enfants dont le point de départ est effectivement une petite tension qui relève du champ des adultes, mais le propos de Petite Casbah est comment une bande d’enfants, qui représente à peu près toutes les communautés d’Alger en 1955, réussit à faire collectif.
Cette période mérite bien sûr d’être abordée aussi avec des propos plus didactiques et éducatifs, d’où ce mariage avec Lumni pour Raconte-moi l’Algérie.
Pourquoi un programme jeunesse pour parler de l'Algérie ?
Pierre Siracusa : On manque d’un récit qui peut être le point de départ d’un début de dialogue autour de cette époque. Les tabous et le silence restent forts mais ne sont pourtant pas à encourager. L’alibi d’une adresse aux enfants peut peut-être permettre de faire bouger un peu les lignes parce qu’on se doit d'éviter la polémique et d’être réconciliateur.
Comment Petite Casbah s’inscrit-elle dans la politique d’offre jeunesse de France Télévisions ?
Pierre Siracusa : On a le sentiment que l’offre jeunesse doit se nourrir de grands récits. L’animation jeunesse est malheureusement trop souvent focalisée sur les séries courtes. Le format de 26 minutes s’est rétréci ces dernières années, et il y a une demande de pouvoir diffuser des programmes dans tous les sens, d’autant plus que la notion de rendez-vous pour la jeunesse est difficile à installer, ne facilitant donc pas la création d’un récit.
C’est donc dans un récit plus long et plus ambitieux, avec des vraies trajectoires, qu’on remplit notre mission. Beaucoup d’enfants se servent de ces récits pour comprendre, explorer ou découvrir de nouvelles représentations.
Il y a dix ans, Les grandes grandes vacances a marqué un grand moment dans l’évolution de notre offre, nous désinhibant sur la possibilité de diffuser du feuilleton jeunesse. Suite au succès de cette œuvre, nous avons tout de suite voulu créer un autre feuilleton sur l’Algérie. Nous nous sommes dit : on manque d’un récit qui peut être le point de départ d’un début de dialogue autour de cette période.
Joseph Jacquet : Il est en effet très important d’avoir une proposition de récits de représentations de chacun et de tous. Dans les mondes imaginaires, les symboles sont forts et les aventures hautes en couleur.
Pour avoir travaillé vingt ans dans l’édition pour enfants, j’observe une tradition du devoir de mémoire existant depuis au moins les années 1980. Cela existe moins dans l’univers audiovisuel pour des raisons simples évoquées par Pierre. Il nous fallait donc multiplier les représentations des gens qu’on ne voit pas, des mémoires qu’on ne fait pas dans le secteur de l’audiovisuel et du service public en particulier.
Ces récits sont le service public de la mémoire collective : d’où on vient, où on est, qui sont les autres ? Avec l’espoir de permettre de faire des grands un peu meilleurs que nous.
Anne Daroux : Au-delà de ce sujet précis, pour Lumni, l’histoire d’amitié de ces personnages nous a beaucoup touchés. C’est un rappel nécessaire qu’il est possible de vivre ensemble au-delà de ses différences. Même si cela peut paraître bateau, ça n’a jamais été autant d'actualité. À l’heure où la polarisation sociale n’a jamais été aussi marquée, où le Proche-Orient vit sous la menace d’un embrasement général, où l’obscurité des guerres perdure, rien ne semble aussi éloigné que la compréhension et l’acceptation de l’autre, et l’idée même d‘une réconciliation.
Alors humblement, chaque fois qu'on peut, on met en œuvre, au sein de notre direction, des contenus qui expliquent, contextualisent, donnent à réfléchir, permettent de sortir des préjugés et d'aiguiser son esprit critique. Les jeunes enfants d'aujourd'hui pourront peut-être devenir des adultes un peu plus éclairés.
Comment vous êtes-vous documentés sur la vie des enfants à cette époque-là ? Avez-vous pu recueillir des témoignages d’enfants de cette époque ?
Noam Roubah : La parole commence tout juste à se libérer, nous l’avons donc recueillie auprès de gens qui souhaitaient en parler. Mon père a d'ailleurs eu un grand rôle à jouer.
Il est né en 1950 à Alger et est parti en 1962. Dans notre famille, on n'avait que de vagues histoires d’Algérie, et de son enfance, majoritairement des traumas. Suite au décès de ma grand-mère il y a quelques années, il a eu un déclic. Il s’est dit : « Je suis le seul dépositaire de cette histoire, il faut que j’en parle. »
Il décide donc d’abord de recueillir la parole de ses amis, puis de contacts plus éloignés. Nos témoignages découlent donc de son travail, de quelqu’un qui ne veut pas être tout seul dans sa démarche. Il veut être sûr d’avoir les mêmes mémoires et qu’elles ne s’embrouillent pas. En n'en parlant pas pendant cinquante ou soixante ans, on ne sait plus démêler le vrai du faux.
Ce sont donc des témoignages de personnes issues de différentes communautés qui habitent aujourd’hui en France. On n’a jamais réussi à avoir des gens qui habitent encore là-bas.
On leur a demandé de raconter leurs souvenirs d’enfance, de 8 à 14 ans. Les osselets en noyaux d’abricot ou le ravin de la femme sauvage sont tous des petits éléments issus de la réalité qui ont pu nourrir le travail d'Alice Zeniter et Alice Carré.
Dans votre série, ces enfants issus de cultures différentes semblent cohabiter paisiblement. Quels enseignement pouvons-nous tirer de ce multiculturalisme ?
Séverine Gegauff-Lebrun : Le multiculturalisme de cette ville parle encore à toutes nos villes, même européennes, où on est multiculturel. Mais le multiculturalisme ne suffit pas. Il faut surtout que les villes soient cosmopolites. Il faut que ces multiples cultures fassent une politique commune et de vivre ensemble, qu’on ne reste pas chacun dans sa communauté. Refuser, cela creuse un écart entre les gens, la rencontre n’est plus possible.
Les villes mixtes restent des endroits où on peut parler ensemble. En revanche, dès qu’il y a un ghetto, que ce soient des riches ou des pauvres, il y a problème. C'est vraiment quelque chose que nous [Darjeeling] avons envie de porter, étant basé en Seine-Saint-Denis depuis de nombreuses années.
Cette série sera-t-elle diffusée à l'international ?
Noam Roubah : Une série sur l’Algérie française, faite en France, n’a pas intéressé d’emblée l’international, qui est pourtant le socle de tous les programmes en animation. On a donc assez tôt travaillé sur l’idée de rendre notre pitch un peu plus universel. Cette série a un message universel. Ces enfants sont certes en Algérie en 1955, mais c’est une histoire à hauteur d’enfant qui va parler à tous les enfants et dans laquelle ils vont pouvoir se projeter. Quand elle sera diffusée au Danemark, les enfants danois pourront questionner leurs grands-parents en leur demandant : « Mais toi à cette époque-là, c'était quoi ? Tu faisais quoi ? C'était quoi tes jeux quand tu avais 10 ans ? Qu'est-ce que tu mangeais ? » Cette série peut permettre d’ouvrir un dialogue intergénérationnel.
Propos recueillis par Clara Luc