Comment avez-vous rencontré Daniel Psenny et quelle est votre relation ?
J’ai rencontré Daniel quand je suis rentré au Monde en 2004. J’ai véritablement appris à le connaître quand nous avons travaillé ensemble au service télé au milieu des années 2010. Je voyais Daniel tous les jours, impossible pour moi de le rater : il était juste en face de moi. On partageait le même bureau et le même sens de l’humour. À force de se croiser au quotidien, nous sommes devenus plus que des collègues.
Comment est venue l’idée de faire ce film. D’où est venu le projet ?
J’ai été très secoué par ce qu’a vécu Daniel. Je me rappelle lui avoir rendu visite à l’hôpital quelques jours après cette tragique nuit du 13 novembre et je l’avais trouvé d’une force et d’un calme déroutants. Il m’avait raconté à plusieurs reprises son histoire que je trouvais insensée. Il avait cette façon à la fois détachée, précise et sensible de raconter sa nuit du 13 novembre. Je me rappelle lui avoir dit : « Un jour, je ferai un film sur toi. »
Mais, au départ, l’idée d’un documentaire ne l’avait pas emballé. Même si Daniel s’est plié au jeu médiatique en répondant aux confrères du monde entier, ce n’est pas quelqu’un qui aime se mettre en avant. C’est un homme de l’ombre...
J’ai finalement réussi à le convaincre en lui promettant de faire un film sensible dans lequel il ne serait pas l’unique sujet. Daniel n’a pas vécu la nuit du 13 novembre seul, il était avec ses trois voisins et un inconnu qu’il a secouru, un Américain qui assistait au concert des Eagles of Death Metal et qui a été blessé par l’un des terroristes. En réalité, l’histoire de Daniel, c’est celle d’un huis clos qui s’est déroulé dans l’appartement de ses voisins jouxtant le Bataclan.
« “22h01” n’est pas un film sur le Bataclan mais sur ce huis clos qui a eu lieu à côté de la salle de concert durant la nuit des attentats du 13 novembre 2015. C’est la petite histoire qui rejoint la grande. »
Il y a eu beaucoup de témoignages sur cette nuit du 13 novembre. En quoi ce récit et ce huis clos sont-ils différents ?
Je ne dirai pas en quoi ce récit et ce huis clos sont différents mais en quoi ils sont complémentaires des autres témoignages. Daniel a beaucoup parlé de son histoire, mais il n’a jamais raconté son calvaire en détail. Et comme nous sommes intimes, il s’était plus aisément confié à moi, parlant ouvertement des sentiments qui le traversaient, de sa blessure, de ses séquelles, de la surmédiatisation, de ses doutes, et de ses interrogations sur le journalisme. Son histoire avait subitement plusieurs entrées.
J’ai, également, estimé que l’histoire de Daniel n’avait pas été assez bien comprise ou perçue. De sa fenêtre, il a vu l’horreur. De sa fenêtre, il a eu le réflexe de filmer la terreur. Justement, il est connu pour avoir filmé la fuite des spectateurs du Bataclan, mais la nuit du 13 novembre, il a aussi vécu l’enfer, comme des centaines d’autres personnes. Il a pris une balle. La mort l’a frôlé. Il a sauvé une vie. Il a été témoin de la pire attaque terroriste de notre histoire moderne. Cette nuit-là, en plus d'être témoin, il a été à la fois acteur, victime et miraculé ! Et lorsqu’il vous raconte cette nuit, vous vous dites : « Ce n’est pas possible. »
Et lors de cette nuit tragique, il n’était pas seul : ses voisins, des gens ordinaires — et ça n’a rien de péjoratif, bien au contraire —, ont risqué leur vie pour l’aider. Ils se racontent et racontent pour la première fois cette terrible soirée. Ce film est aussi un hommage au courage de ces anonymes.
Comment avez-vous eu l’idée de mettre de l’animation dans un documentaire ?
J’ai voulu raconter ce huis clos intense et invraisemblable, l’effroi et la peur qui ont été, cette nuit-là, supplantés par le courage et l’entraide en recueillant le témoignage de toutes les personnes qui ont participé à ce huis clos. L’animation permet de retransmettre ces émotions et de reconstituer ce huis clos qui a duré plusieurs heures tout en prenant une distance. Ce procédé nous permet d’accepter de replonger dans cette nuit terrible.
L’idée était de mettre en scène en animation ce qu’ils ont pu vivre. Les témoins ont été représentés en animation en décor réel. Je n’ai pas cherché à montrer l’horreur, j’ai voulu aussi qu’on la devine à travers le témoignage de nos personnages, dans leur regard, dans le bruit des détonations et de l’intervention des policiers…
Comment avez-vous travaillé la partie « animée » et par quel procédé ?
J’ai travaillé sur la partie animée comme si j’allais tourner un long- métrage : j’ai storyboardé toutes les séquences nécessaires à la reconstitution. C’était important pour ne pas s’éparpiller et multiplier les plans lors du tournage. Car le budget est principalement parti dans l’animation, et comme nous avions eu très peu de journées de tournage, il a fallu être efficace. Le procédé utilisé est celui de la rotoscopie. Cette technique consiste à redessiner les témoins.
Pour revivre cette nuit et pour transmettre les émotions, j’ai proposé à Bruno, Estelle, Véronique et Daniel de rejouer ce qu’ils avaient vécu le 13 novembre, et ils ont accepté sans hésiter. Ce film n’aurait jamais pu se faire s’ils ne s’étaient pas pleinement investis dans le film.
Nous avons aussi tourné les plans à vide, sans les témoins. Ainsi, Théo, le dessinateur, pouvait choisir les meilleurs plans pour y intégrer l’animation. Nous avons eu plusieurs cessions de montage qui se sont étalées sur une année. Cela m’a permis de voir s’il me manquait des plans, d’être plus précis, d’en tourner d’autres aussi s’il le fallait.
Ce film a demandé de la précision et beaucoup d'organisation. Et je dois saluer le travail de Théo qui a œuvré seul durant dix mois non-stop sur l’animation qui représente une vingtaine de minutes. Il faut savoir que 4 secondes animées nécessitent une journée de travail. A 28 ans, c’est une prouesse et la promesse d’un avenir radieux pour lui.
En outre, en plus de l’animation, il y a eu un autre parti pris : il n’y a pas d’interview face caméra, il n’y a que du son.
Justement, pourquoi avoir opté pour un film sans interview filmée ?
Quand j’ai commencé à travailler sur ce film, j’ai fait six ou huit entretiens avec Daniel durant des heures. En réécoutant les entretiens, j’ai été transporté par la voix de Daniel. C’est quelqu’un qui en plus sait choisir ses mots. En dehors de lui, les autres témoins n’ont pas été médiatisés. Ils ont peu, voire très peu, racontés leur histoire. Je me suis dit que les mettre face à la caméra pouvait les perturber. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas les voir raconter leur histoire mais les entendre. Je ne me suis pas trompé, car leur récit est fort et émouvant.
Biographie
Mustapha Kessous, 41 ans, est journaliste depuis 2001 et collabore au Monde depuis 2004. Après avoir travaillé comme reporter au service Politique-Société, à l’Économie, aux Sports, et aux Médias, il est chargé de suivre le dossier des diasporas africaines au service Afrique du Monde (Le Monde Afrique)
Il est l'auteur et réalisateur d'Algérie, mon amour », documentaire (72 min) sur une jeunesse algérienne à l'heure du Hirak, diffusé sur France 5, le 26 mai 2020.
Il est l’auteur et coréalisateur de Bavures : moi policier, j’ai tué un homme, documentaire (64 min) sur les violences policières, diffusé sur France 3 en novembre 2018.
Il est l’auteur et réalisateur de France 98 : Nous nous sommes tant aimés, un documentaire (75 min) sur les vingt ans de la victoire des Bleus au Mondial, diffusé sur France 2 en juin 2018.
Il est l’auteur de Français d’origine contrôlée, un long film documentaire (2 x 52 min) diffusé en février 2014 dans la case Infrarouge sur France 2.