En septembre 2019 sortait en salles le premier film d'Edouard Bergeon, Au nom de la terre, une autobiographie bouleversante et un regard sur la situation du monde agricole. Aujourd'hui, ce film est au centre du dispositif de mobilisation de France Télévisions pour le Salon de l'agriculture. Nous avons interviewé son réalisateur.
Christian Bergeon et son fils Edouard, interprétés dans le film par Guillaume Canet et Anthony Bajon
Au nom de la terre a été choisi pour être le programme phare de la mobilisation de France Télévisions pour le Salon de l’agriculture, que ressentez-vous à l’idée que votre film soit au centre d’un dispositif si important ?
Je suis d’abord très fier, honoré et ému, d’autant que le Salon de l’agriculture n’a pas eu lieu l’année passée. Professionnellement, c’est un temps très fort pour les agriculteurs. Il est aussi essentiel pour créer et maintenir le lien entre le grand public et l’agriculture française.
Malgré l’annulation du salon l’année dernière, France Télévisions avait « assuré le coup » en consacrant une semaine entière à l’agriculture autour du très beau documentaire Nous paysans. Que mon film Au nom de la terre soit la clé de voûte de cette édition 2022 est, pour les agriculteurs, pour moi et pour mon père qui a inspiré l’histoire de ce film, très émouvant. Étant aussi un « enfant de France Télévisions » (ndlr : Édouard Bergeon a travaillé pour France 2 et France 3 Poitiers), cela me touche particulièrement. J’y ai commencé comme reporter, puis j’ai réalisé le documentaire Les fils de la terre en 2012, qui a justement inspiré Au nom de la terre.
Après ce vif succès en salles, tout particulièrement dans les campagnes, votre film va être diffusé sur France 2, qui, en outre, a coproduit le film. Qu’espériez-vous avec cette diffusion ?
Rassembler évidemment un maximum de Français devant leur télévision, car ce film est important pour donner à comprendre ce qu’est l’âpreté, la beauté et la nécessité du métier d’agriculteur. Malgré sa dureté, c’est un sujet populaire, avec un acteur principal, Guillaume Canet, qui l’est tout autant. Grâce à cette diffusion sur la première chaîne du service public, on entre dans le salon de M. et Mme Tout-le-Monde. Le cinéma a eu un impact très important et unique, mais là on va encore plus loin dans cette proximité. Nous avons constaté un réel fossé entre la ruralité et le cœur des villes, puisque l’on comptait deux millions d’entrées pour seulement 115 000 à Paris ! Il y a eu un phénomène incroyable à la sortie du film : des personnes qui ne s’étaient pas rendues au cinéma depuis des années y sont allées simplement pour voir mon film !
Enfin, je suis heureux de cette diffusion sur France 2, car ma mère, qui habite toujours à la campagne, va enfin pouvoir dire à son entourage qu’ils peuvent visionner mon film à la télévision ! On lui demande souvent quand le film va passer (rires) !
Vous attendiez-vous à un tel succès, au niveau du public, et aussi des agriculteurs ? N’avez-vous pas fait du suicide un sujet un peu moins tabou… ?
Jamais je n’aurais imaginé un tel succès en salles ; c’était inconcevable. Ce succès tient, je pense, au fait que le film a mis en avant et avec pudeur un sujet tabou, le suicide, tout en racontant une histoire qui s’empare de la beauté de la campagne, de la joie, des premiers émois de jeunes gens, dont les sentiments grandissent au fur et à mesure. J’ai raconté l’histoire comme je l’ai vécue, pour que les agriculteurs puissent s’y reconnaître. C’était essentiel qu’ils la trouvent crédible.
Mon objectif premier était de redonner de la fierté à un monde agricole qui n’est pas reconnu à sa juste valeur. Les sondages, la popularité du Salon de l'agriculture témoignent de l’intérêt des Français pour ce dernier. Néanmoins, il y a toujours une dichotomie entre la réalité et la perception de cette réalité. Le film, notamment parce que le personnage principal est incarné par un grand comédien, immerge le spectateur dans le quotidien et les tensions d’un travailleur agricole. Il lui donne à comprendre sa vie et ses difficultés terribles.
C’est votre tout premier film, après la réalisation de reportages et de documentaires. Qu’est-ce qui vous a amené à vous lancer dans la réalisation d’un film ?
Christophe Rossignon est à l’origine de mes débuts au cinéma. En février 2012, il y a presque dix ans exactement, mon documentaire Les fils de la terre était diffusé sur France 2. Un jour, le DVD de celui-ci est arrivé sur le bureau de Christophe. Il m’a contacté et m’a invité à déjeuner autour d’une bonne table pour que l'on se raconte nos histoires respectives de paysans. Producteur de La haine, d’Une hirondelle a fait le printemps et de bien d’autres films engagés, tout en étant lui-même fils et frère d’agriculteur, il savait qu’il y avait un film à faire ensemble. J’avais le même sentiment aussi ; je me suis dit que je ne pouvais ressortir de ce déjeuner sans un projet avec ce producteur formidable (rires). Et à juste titre, car il a produit Au nom de la terre. Mais en bons paysans taiseux, on ne s’est rien dit au déjeuner, on se l’est avoué l’un et l’autre à la sortie du film (rires).
En toute honnêteté, je n’ai jamais rêvé de réaliser un film. C'était trop loin de moi, de mon enfance à la ferme. J’ai toujours pensé que le cinéma m’était inaccessible. Et en plus je n'ai pas fait d’études de ciné. Pourtant je suis là, et je n’aurais pas pu rêver mieux.
Dans votre film, vous parlez du suicide de votre père. Plus de 350 agriculteurs se suicident chaque année, soit presque un par jour. Y a-t-il d’autres messages que vous vouliez faire passer ?
Il y a le suicide bien sûr. Mais il y a aussi le fait que les agriculteurs font un travail incroyable pour lequel ils ne sont pas justement rémunérés. Ils triment quinze heures par jour ! Je voulais montrer cela. Raconter aussi que si les agriculteurs tâchent de s’adapter au monde d'aujourd'hui et aux attentes immédiates de la société, cela demande du temps, car les méthodes comme les savoir-faire évoluent. Nous avons la chance, en France, d’avoir l’agriculture la plus vertueuse, durable et sécurisée du monde, qu'il faut soutenir au maximum en privilégiant le « manger français », le circuit court. Nous avons tous une assiette devant nous, tous les jours ! On est donc tous concernés par l’agriculture !
On est très exigeant avec les agriculteurs. C’est pas toujours facile à vivre pour eux. Mais c’est normal aussi, car ils ont entre leurs mains ce que l’on mange. Ce n’est pas rien ! C’est donc normal égalemnt d’être exigeant. Si les agriculteurs n’étaient pas essentiels à nous tous, au quotidien, on s’en préoccuperait moins.
Nous sommes en pleine année électorale, pensez-vous que votre film peut générer des prises de parti de personnalités politiques ?
On n'a jamais autant parlé d’alimentation durant une campagne présidentielle. Pour la première fois, tous les candidats ont un avis sur l’agriculture. Maintenant, il faut qu’ils se renseignent parce que ce qu’ils disent, c’est souvent n’importe quoi…
Au nom de la terre a été diffusé à l’Assemblée nationale, au Sénat et au Parlement européen, ainsi qu’à l’Élysée, où nous avons fait une séance de travail avec le président Emmanuel Macron. Il y a deux ans, lors du dernier Salon de l’agriculture, une mission parlementaire a été engagée sur le mal-être et la prévention du suicide agricole aux côtés d’Olivier Damaisin (ndlr : député du Lot-et-Garonne). La feuille de route est aujourd’hui entre les mains du ministre de l’Agriculture Julien Denormandie.
Avec ce film, nous avons essayé de faire bouger les lignes de manière concrète, en espérant aboutir à un résultat effectif.
Votre film évoque aussi le problème de la transmission des terres et du savoir-faire, car reprendre le flambeau avec une telle pression est un défi immense. Comment combiner ce problème avec le fait de devoir continuer à nourrir la population ?
La moitié des agriculteurs français partira à la retraite dans moins de dix ans. Le problème de la transmission se posera, alors que le métier attire de moins en moins de candidats. La solution : créer des vocations. Comment ? Par l’innovation. Si l’on parle moins de l’innovation en agriculture, de grands progrès sont pourtant faits en agroforesterie et en agronomie. L’innovation n’est pas un gros mot, la prospérité non plus. J’ai confiance dans la jeune génération en quête de sens pour surmonter le creux de la vague et assurer une bonne continuité de l’agriculture française.
Espériez-vous un tel investissement de la part de votre acteur, Guillaume Canet ?
Il s’est passé quelque chose de spécial avec Guillaume. Plus qu’un ami, il est devenu un grand frère, d’une fidélité incroyable. Comme Christophe Rossignon, Guillaume est tombé des nues devant le documentaire Les fils de la terre et n’a pas hésité à se lancer dans le projet Au nom de la terre. Fils d’éleveur de chevaux, très attaché à la terre, il était parfait pour le rôle principal et il a tout de suite compris comment l’interpréter. Sa contribution a été énorme ; il a chaussé les bottes de mon père au propre et au figuré. Il s’est aussi entretenu à maintes reprise avec ma mère pour comprendre l’homme que mon père était, se mettant à nu, notamment lors de la scène de fin, qu’il redoutait (ndlr : scène du suicide). Il porte le film. Respect.
« Le soir, j’allais marcher dans les champs, j’étais complètement habité par le film que j’étais en train de faire, je ne sortais pas du personnage. »
Guillaume Canet
L'association Solidarité Paysans appelle-t-elle à plus de visibilité depuis la sortie de votre film et de votre plateforme ?
Au nom de la terre a déclenché beaucoup de choses pour l’association, la rendant plus visible grâce aux débats suscités, que ce soit sur les réseaux ou sur les médias. Depuis qu’elle a été reconnue d’intérêt général, le soutien financier à l’association est devenu plus attractif car défiscalisé. Lors de la sortie du film en salles, on a créé une journée solidaire où, pour une place de cinéma achetée, un euro était reversé à l’association. Au final, c’est un chèque de 135 000 euros que nous leur avons remis ! Ces actions ont mis un coup de projecteur sur les agriculteurs, qui avaient et ont toujours besoin de cette visibilité. C’était très important pour moi de participer à cette reconnaissance et d’assurer ainsi une continuité dans le soutien apporté aux agriculteurs après quinze ans à leurs côtés.
Avez-vous foi en l’avenir pour les agriculteurs ?
J’ai confiance en l’innovation, en la jeunesse et en certains de nos aînés. Outre les difficultés que l’on connaît, c’est un métier climato-dépendant, donc très exposé aux aléas climatiques de plus en plus récurrents, comme tout le monde sait. Essayons simplement de soutenir les agriculteurs français, et ce en commençant par adapter notre alimentation à la saison, c’est un bon premier pas, et en se renseignant sur ce que l’on mange. Tout cela doit commencer à l’école, par l’éducation. Produisons avec respect, créons des vocations et innovons. La société a des attentes immédiates, mais rappelons que l’agriculture reste du temps long.
Vous ne cessez de multiplier les façons de changer le regard des Français sur le monde paysan. Avec votre film Au nom de la terre, votre livre Cultivons-nous… Avez-vous d’autres projets ?
Je travaille sur un nouveau livre sur le thème du « Bien manger avec les paysans d’aujourd’hui ». Un livre de solutions, pour faire savoir tous nos savoir-faire. Et parce que la force du cinéma n’a pas d’égale, je continue dans cette voie afin de mettre en lumière les points noirs de l’agriculture comme la face cachée des carburants verts. Mon prochain film, La promesse verte, raconte l’histoire d’une mère qui se bat pour sauver son fils, témoin d’actions malfaisantes de puissants exploitants d’huile de palme à Bornéo. Un autre film engagé qui parle cette fois de notre Terre avec un grand T.
Propos recueillis par Margaux Karp