Une des expériences les plus traumatisantes de ma vie a été mon travail, au début des années 2000, au sein de la section française d’Amnesty International. Tous les mercredis, nous recevions des migrants sans papiers pour leur apporter un soutien administratif, juridique, mais aussi pour les écouter. Face à nous, enfin écoutés et compris, ils laissaient tomber leurs défenses. J’ai tenu dans mes bras un colosse qui me dépassait de deux têtes et sanglotait comme un enfant en évoquant sa famille laissée derrière lui et les raisons de son exil. Il était question de violences, de guerres civiles, d’arrestations arbitraires, de viols et de tortures. Ces hommes et ces femmes espéraient trouver en France une terre d’accueil, un lieu pour construire enfin leur vie, pour se reconstruire. Dans leurs paroles, le plus frappant, au-delà de la douleur, c’était la désillusion, le sentiment de ne pas être entendus, de ne plus être considérés comme des êtres humains à part entière.
Cette douleur-là existe toujours, à Lampedusa comme à Calais. Ces destins de migrants arrachés à leurs familles et à leurs pays me hantent toujours. J’ai hérité de mon expérience chez Amnesty une croyance farouche en l’idée que chacun doit être entendu, ainsi que d’une collection de cauchemars absolument glaçants, car ils plongeaient leur racine dans la réalité de ces destins brisés.
Il n’y a pire souffrance que celle qui ne peut s’exprimer. C’est avec cette conviction que nous avons commencé à développer la série Charon, un polar, un « divertissement », mais qui met en lumière des oubliés, qui leur donne la parole et les remet à leur place d’êtres humains.
Ce qui a nourri ce projet, c’est notre goût pour les polars noirs, de Mankell à Larson, en passant par Connelly. Des histoires sombres et puissantes qui dépeignent la réalité sociale de pays en crise. La réalité sociale de Kepler(s), sa toile de fond, c'est celle de Calais et de la vie des migrants que nous souhaitons sortir de l’anonymat. Au cours d'un voyage qui dure plusieurs années, ces grands oubliés des sociétés occidentales perdent leur identité et, aux yeux de certains, leur nature d'être humain. Ils partagent avec Samuel Kepler l’espoir d’une seconde chance.
La notion de mort qui compte et de celles qui ne comptent pas, comme le thème du sacrifice (celui des migrants pour la liberté, mais aussi celui du flic pour la vérité) ont nourri notre besoin d’écrire sur le sujet. Kepler(s) traite, au travers des différents destins qui s'y jouent, de la conviction qu'aucun idéal ne peut être atteint sans un sacrifice ultime.
Après la peur, la violence, la faim et l'éloignement, le mépris, la méfiance et le racisme sont leur lot. D'ultimes brimades qu'ils sont prêts à subir parce qu'ils sont à la porte de leur idéal, leur eldorado, celui qui a motivé tous leurs sacrifices. Une situation jugée intolérable par Kepler…
Dans notre série, le tueur n’est pas mené par ses pulsions ou sa folie. Il est la pure création de cette situation intenable où des hommes et des femmes sont traités en parias par les uns, en marchandises par les autres. Il est le fruit d’une société où plus personne n’écoute les lanceurs d’alerte, où la violence physique endurée par les migrants n’est qu’un écho de la violence économique. Sa vengeance est née de sa frustration de citoyen.
De notre propre sentiment d’impuissance, face à cette aberration, anciens journaliste et associatif que nous sommes, est né le besoin d’en parler. Le polar permet d’éviter l’effet clivant de ce sujet. Au travers d’un suspense solide et d’une intrigue policière à l'atmosphère tendue, il aborde des questions difficiles, tout en fédérant le public autour d’un héros peu conventionnel.
Si la série flirte parfois avec le fantastique, les « passagers » de Kepler faisant de lui un être légèrement au-delà du réel, ce personnage est directement inspiré d’un cas médical véridique : celui de Billy Milligan.
Cet Américain a été arrêté, à la fin des années 70, pour un crime dont il ignorait être le responsable. Ses psychiatres ont été les premiers à diagnostiquer son syndrome de dissociation des personnalités. Plus de 20 passagers peuplaient son esprit et se partageaient le contrôle de son corps. Ces personnalités sont absolument fascinantes, certaines étant capables de s'échapper d'une camisole de force, d'autres expertes en astronomie, une autre encore championne de moto-cross... Autant de talents et de prouesses dont étaient incapables les 19 autres passagers. Daniel Keyes, également auteur Des fleurs pour Algernon, a consacré deux livres à ce cas absolument incroyable qui démontre que le fantastique peut se cacher dans la chimie de nos cerveaux.
Le syndrome de dissociation des personnalités a souvent inspiré la fiction (Peur primale, Color of Night, United States of Tara...) mais dans le cadre du polar, cette pathologie est généralement utilisée pour caractériser l’antagoniste. Jamais on n'avait appliqué cette pathologie au policier... alors que le résultat, absolument passionnant, permet de traiter de façon originale la figure du flic blessé.
Les « passagers » de Kepler fonctionnent ici comme un révélateur de ses insécurités. Flic abîmé par son métier, hanté par la vision des cadavres et son incapacité à faire véritablement régner la justice, Kepler illustre le tiraillement moral qui habite tout être humain, entre instinct primal et quête de l’élévation spirituelle. Acculé à la lisière de la folie, Kepler se débat avec ses propres démons. Les « passagers » qui hantent l’esprit du policier nous permettent une réflexion sur le poids de nos « passifs », de nos frustrations et de nos pulsions.
La pathologie de Kepler nous permet de pousser au bout la logique classique du « flic prêt à tout perdre au nom de la justice » et faire résonner le thème du sacrifice. Car Kepler peut perdre son travail ou sa famille, mais il met surtout en jeu ce qui le constitue en tant qu’être humain : qui il est.
Narrativement, si la situation des migrants n’est « que » la toile de fond de la série, tout le parcours de Kepler vis-à-vis de sa maladie ne cesse d’y renvoyer. Comme les migrants, Kepler est venu à Calais pour avoir une seconde chance. Comme eux, il rêve d’un idéal inaccessible. Comme eux, il va, dans sa tentative pour l’atteindre, devoir faire de lourds sacrifices. Comme eux, il court le risque de perdre son identité, de devenir un anonyme, moins qu’un être humain.