Ma fille de 8 ans joue à la guerre avec des jumelles et des talkies walkies en carton. Dans la nuit, les murs de mon appartement tremblent sous le bruit des explosions. Chaque soir, quelque chose d’important brûle. Les fumées sont omniprésentes et envahissent notre espace intime. J’ai perdu tous repères et la peur, l’angoisse, me dominent parfois. Ma vie a clairement basculé le 13 mai. En Nouvelle-Calédonie, nous sommes des milliers dans ce cas.
Alors, je filme.
Je filme mon quotidien et celui de ma famille. Je filme mon quartier et Nouméa dévasté. Je filme le résultat d’un conflit que tout le monde redoutait, mais que personne n’avait prévu. Je filme l’impossible et l’impensable : des scènes de guerre, des cris de haine juste sous mon balcon, des communautés dressées les unes contre les autres, des gens terrifiés de quartier en quartier, de part et d’autres de barrages aussi effrayants que rassurants. Je filme ce que je peux : mon incompréhension et mon désespoir, mais aussi le point de vue de ceux qui veulent bien parler.
Au fil des jours, j’ai mis bout à bout tous ces morceaux de nos vies qui avaient volé en éclat.
Témoignage intime ? Chronique d’un effondrement ? Récit de ces semaines sans fin et sans illusion ? Le documentaire qui en est né est sans doute un peu de tout cela à la fois. Il porte simplement le nom du quartier où j’ai passé une bonne partie de ma vie : Portes de fer.
Réalisation : Alan Nogues
Production : Foulala productions/ Emotion capturée/NC 1ère
Durée : 52 minutes
Pouvez-vous présenter votre parcours ?
Je réalise des films en Nouvelle-Calédonie depuis 12 ans environ, principalement autour de la culture kanak, de la biodiversité et de l’histoire de la colonisation. J’ai toujours été assez investi autour des questions identitaires, notamment dans le rapport de l’homme à la nature, le lien qu’il entretient avec son environnement, mais aussi avec son histoire. Dans la culture kanak ce lien est spirituel et symbolise un attachement très particulier à la terre. Quant à l’histoire, elle est aussi liée à celle de la terre et du foncier, souvent encore douloureuse.
Pourquoi avez-vous réalisé ce film documentaire ?
Le soir du 13 mai, lorsque tout a éclaté, je crois que ma femme et ma fille dormaient. Je scrollais frénétiquement les réseaux sociaux pour constater que tout brûlait à Nouméa, et je n’ai pas tardé à avoir la confirmation que mon quartier également était en feu. J’ai tout simplement sorti la caméra comme j’ai l’habitude de le faire, sans doute pour occuper mon esprit, un peu comme un rempart face à la terreur que j’éprouvais. Et puis j’ai continué à filmer, sans m’arrêter, je crois que j’essayais tout simplement de mettre de l’ordre dans ma tête. Au fur et à mesure que le conflit durait et que je constatais qu’il n’était pas prêt de s’arrêter, j’ai compris que j’étais véritablement en train de faire un documentaire, et que filmer de chez moi ma situation personnelle et familiale n’allaient pas suffire.
Quelles ont été les principales difficultés ?
La première difficulté était d’abord de sortir de chez soi. 90% des axes routiers étaient bloqués par des barrages, et l’insécurité était très élevée, avec des risques réels. On savait tous que la Calédonie était surarmée et que prendre une balle perdue n’était pas en dehors de l’équation. Ensuite, la psychose s’était tellement imposée dans les esprits de tous, que personne ne voulait parler. Même de manière anonyme. Ça a été un long chemin pour trouver
mes personnages, et je ne voulais surtout pas tomber dans l’écueil d’un film partisan. Il y a eu aussi une autre difficulté qui était celle, pour moi, d’accepter que j’allais être un personnage du film, que j’allais m’exposer, ma famille et moi. Chose que je n’avais jamais faite auparavant.
Quels ont été les moments les plus marquants lors du tournage ?
Disons que dans le cadre de ce film, il n’y a pas eu de tournage à proprement parler, j’étais seul, sans équipe, il y a eu ce qu’on a vécu, et c’était ça le tournage. Il n’y avait aucune distance entre moi et mon « sujet ». Lorsque les écoles de mon quartier brûlent, que des explosions retentissent toutes les 30 secondes, que des centaines de jeunes arpentent les rues en furie, et qu’on étouffe littéralement dans des fumées toxiques 24h sur 24, je ne suis pas en « tournage », mon intégrité et celle de ma famille sont directement menacées. Tout a été marquant, ces instants de vie, comme pour des milliers de Calédoniens resteront gravés en moi à jamais.
Comment et pourquoi avez-vous choisi le titre de ce film ?
Portes de Fer est tout simplement le nom de mon quartier. C’était important pour moi de ne pas prétendre à un film qui expliquerait tout. Il explique ou montre une toute petite partie de la ville, de ce que je connais et ai vécu, avec ses spécificités au moment du conflit. Au-delà de ça, il symbolise l’impossibilité de se déplacer ou de communiquer, à travers ces montagnes de fer et de carcasses érigées en barrages infranchissables.
Quelle rencontre a été la plus marquante pour vous ?
J’ai été ému par tous les témoignages que j’ai recueillis et encore plus lorsque ceux-ci étaient à visage découvert. Yox, que je connais depuis longtemps, issu des quartiers populaires, m’a particulièrement bouleversé par son courage et sa sincérité, tout le préalable à notre entretien, nos longues conversations où on était prêts à s’effondrer dans les bras l’un de l’autre. Quelque chose dans ce pays s’est brisé, le dialogue et l’empathie sont plus que jamais indispensables.
Qu’aimeriez-vous que les spectateurs retiennent de ce film ?
Il y a dans ce film des choses subtiles qui nous donnent à voir peut-être un peu de la société calédonienne de l’intérieur. La terreur aussi que l’on peut éprouver lorsque le contrat social se brise en mille morceaux, lorsque le vernis de nos liens s’effrite pour montrer que faire société ne tient presqu’à rien. Que nous reste-t-il alors ? L’empathie pour les autres en face de nous, et l’envie peut-être de refaire autrement.