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Portes de Fer

Mardi 26 novembre 2024 à 20h00
TELEVISION

Ma fille de 8 ans joue à la guerre avec des jumelles et des talkies walkies en carton. Dans la nuit, les murs de mon appartement tremblent sous le bruit des explosions. Chaque soir, quelque chose d’important brûle. Les fumées sont omniprésentes et envahissent notre espace intime. J’ai perdu tous repères et la peur, l’angoisse, me dominent parfois. Ma vie a clairement basculé le 13 mai. En Nouvelle-Calédonie, nous sommes des milliers dans ce cas.
Alors, je filme.
Je filme mon quotidien et celui de ma famille. Je filme mon quartier et Nouméa dévasté. Je filme le résultat d’un conflit que tout le monde redoutait, mais que personne n’avait prévu. Je filme l’impossible et l’impensable : des scènes de guerre, des cris de haine juste sous mon balcon, des communautés dressées les unes contre les autres, des gens terrifiés de quartier en quartier, de part et d’autres de barrages aussi effrayants que rassurants. Je filme ce que je peux : mon incompréhension et mon désespoir, mais aussi le point de vue de ceux qui veulent bien parler.
Au fil des jours, j’ai mis bout à bout tous ces morceaux de nos vies qui avaient volé en éclat.
Témoignage intime ? Chronique d’un effondrement ? Récit de ces semaines sans fin et sans illusion ? Le documentaire qui en est né est sans doute un peu de tout cela à la fois. Il porte simplement le nom du quartier où j’ai passé une bonne partie de ma vie : Portes de fer.

Réalisation : Alan Nogues
Production : Foulala productions/ Emotion capturée/NC 1ère
Durée : 52 minutes

Pouvez-vous présenter votre parcours ?
Je réalise des films en Nouvelle-Calédonie depuis 12 ans environ, principalement autour de la culture kanak, de la biodiversité et de l’histoire de la colonisation. J’ai toujours été assez investi autour des questions identitaires, notamment dans le rapport de l’homme à la nature, le lien qu’il entretient avec son environnement, mais aussi avec son histoire. Dans la culture kanak ce lien est spirituel et symbolise un attachement très particulier à la terre. Quant à l’histoire, elle est aussi liée à celle de la terre et du foncier, souvent encore douloureuse.

Pourquoi avez-vous réalisé ce film documentaire ?
Le soir du 13 mai, lorsque tout a éclaté, je crois que ma femme et ma fille dormaient. Je scrollais frénétiquement les réseaux sociaux pour constater que tout brûlait à Nouméa, et je n’ai pas tardé à avoir la confirmation que mon quartier également était en feu. J’ai tout simplement sorti la caméra comme j’ai l’habitude de le faire, sans doute pour occuper mon esprit, un peu comme un rempart face à la terreur que j’éprouvais. Et puis j’ai continué à filmer, sans m’arrêter, je crois que j’essayais tout simplement de mettre de l’ordre dans ma tête. Au fur et à mesure que le conflit durait et que je constatais qu’il n’était pas prêt de s’arrêter, j’ai compris que j’étais véritablement en train de faire un documentaire, et que filmer de chez moi ma situation personnelle et familiale n’allaient pas suffire.

Quelles ont été les principales difficultés ?
La première difficulté était d’abord de sortir de chez soi. 90% des axes routiers étaient bloqués par des barrages, et l’insécurité était très élevée, avec des risques réels. On savait tous que la Calédonie était surarmée et que prendre une balle perdue n’était pas en dehors de l’équation. Ensuite, la psychose s’était tellement imposée dans les esprits de tous, que personne ne voulait parler. Même de manière anonyme. Ça a été un long chemin pour trouver
mes personnages, et je ne voulais surtout pas tomber dans l’écueil d’un film partisan. Il y a eu aussi une autre difficulté qui était celle, pour moi, d’accepter que j’allais être un personnage du film, que j’allais m’exposer, ma famille et moi. Chose que je n’avais jamais faite auparavant.

Quels ont été les moments les plus marquants lors du tournage ?
Disons que dans le cadre de ce film, il n’y a pas eu de tournage à proprement parler, j’étais seul, sans équipe, il y a eu ce qu’on a vécu, et c’était ça le tournage. Il n’y avait aucune distance entre moi et mon « sujet ». Lorsque les écoles de mon quartier brûlent, que des explosions retentissent toutes les 30 secondes, que des centaines de jeunes arpentent les rues en furie, et qu’on étouffe littéralement dans des fumées toxiques 24h sur 24, je ne suis pas en « tournage », mon intégrité et celle de ma famille sont directement menacées. Tout a été marquant, ces instants de vie, comme pour des milliers de Calédoniens resteront gravés en moi à jamais.

Comment et pourquoi avez-vous choisi le titre de ce film ?
Portes de Fer est tout simplement le nom de mon quartier. C’était important pour moi de ne pas prétendre à un film qui expliquerait tout. Il explique ou montre une toute petite partie de la ville, de ce que je connais et ai vécu, avec ses spécificités au moment du conflit. Au-delà de ça, il symbolise l’impossibilité de se déplacer ou de communiquer, à travers ces montagnes de fer et de carcasses érigées en barrages infranchissables.

Quelle rencontre a été la plus marquante pour vous ?
J’ai été ému par tous les témoignages que j’ai recueillis et encore plus lorsque ceux-ci étaient à visage découvert. Yox, que je connais depuis longtemps, issu des quartiers populaires, m’a particulièrement bouleversé par son courage et sa sincérité, tout le préalable à notre entretien, nos longues conversations où on était prêts à s’effondrer dans les bras l’un de l’autre. Quelque chose dans ce pays s’est brisé, le dialogue et l’empathie sont plus que jamais indispensables.

Qu’aimeriez-vous que les spectateurs retiennent de ce film ?
Il y a dans ce film des choses subtiles qui nous donnent à voir peut-être un peu de la société calédonienne de l’intérieur. La terreur aussi que l’on peut éprouver lorsque le contrat social se brise en mille morceaux, lorsque le vernis de nos liens s’effrite pour montrer que faire société ne tient presqu’à rien. Que nous reste-t-il alors ? L’empathie pour les autres en face de nous, et l’envie peut-être de refaire autrement.

Vu de ma cuisine l'école maternelle brûle

La guerre a commencé un lundi. Il avait plu. J’étais allé chercher ma fille à l’école qui me racontait dans la voiture son énième querelle avec sa copine de classe Juliette. J’avais, comme tout le monde, de sérieuses préoccupations et, à vrai dire, je ne l’écoutais pas.Je devais partir en tournage prochainement et je m’inquiétais de devoir décaler mon planning à cause de ces manifestations et blocages de plus en plus pressants.
En arrivant chez moi, à Portes de fer, au rond-point du collège, nous sommes tombés sur une grosse bande de jeunes et moins jeunes. Ils arrêtaient les automobilistes de manière agressive, ils tapaient sur les vitres, sur les capots et lançaient des insultes, bières à la main. Je suis passé avec un minimum d’encombres, mais je n’ai pas pu répondre aux questions de ma fille. Pourquoi les cris, pourquoi les insultes, pourquoi les coups ? Je suis resté silencieux jusqu’à chez nous.
Et puis la nuit est tombée. Et, d’un coup, le pays s’est embrasé.
Le monde s’est effondré.

Durant les jours hallucinants que nous avons vécus, le petit monde de notre résidence dans le quartier
de Portes de Fer, s’est comme refermé sur lui-même.
Très vite, l’éclairage public de notre quartier a sauté. Certains disaient que c’est l’armée qui a fait ça pour rendre les opérations plus furtives. D’autres soutenaient que c’était les émeutiers. Les fumées étaient omniprésentes. Les explosions reprenaient quasiment tous les soirs. Des bombes agricoles, des grenades, des bouteilles de gaz, des tirs de flash ball, des tirs à balles réelles, des pistolets à clous, et parfois même de mortier. On ne savait jamais, et on ne s’habituait pas. Est-ce que des émeutes sont toujours aussi terrifiantes ?
Un dimanche, les jeunes avaient décidé de faire la bringue pour la fête des mères. Musique à fond et insultes racistes braillées à tue-tête. On entendait aussi de terribles hurlements. Mais qu’est-ce qui les faisait souffrir autant ?

Vu de chez moi le 13 mai

Concession Renault à Magenta le 13 mai 2024

Depuis plusieurs jours, la colère couvait. J’avais suivi comme tout le monde, avec plus ou moins de perspicacité, cette chronique d’un drame annoncé et la montée des troubles.
Cela fait plus de 12 ans que je fais des films documentaires sur la Nouvelle-Calédonie, principalement autour de l’histoire, de la biodiversité et de la culture kanak, du lien que les gens d’ici entretiennent avec ce passé, cette biodiversité, ce rapport aux éléments naturels mais aussi le lien avec les esprits,
les ancêtres. Je passe à peu près six mois de l'année en tribu ou en Brousse, au contact des uns et des autres, avec beaucoup d’empathie pour les histoires de chacun, mais fuyant les extrêmes, les discours sombres et radicaux. J’étais sans doute un peu dans ma bulle et je peux dire aujourd’hui que, malgré certaines tensions ressenties lors de mes derniers tournages, jamais je n’aurais pensé que cette situation arrive de manière si brutale, violente, rapide et implacable.
En une nuit, nous avons littéralement changé de planète. Tout ce à quoi nous étions habitués, notre routine familiale, l’école, le travail, les courses, les apéros et dîners entre copains a volé en éclat. Des jeunes menaçaient d’attaquer notre résidence. Il suffisait de jeter un oeil aux infos pour comprendre que les pouvoirs publics étaient débordés, les forces de l’ordre dépassées. Nous étions seuls. Seuls face à une colère que nous ne pouvions ni apaiser ni contrer.

Affrontements à Vallée du tir Nouméa le 13 mai

Centre commercial Kenu In le 16 mai

Drapeaux de l’Azerbaïdjan, amphétamines et cerveaux grillés, blessés et morts dissimulés par les forces de l’ordre. Rumeurs, fakes et scoops défilaient en boucle dans la nuit noire de mes réseaux sociaux.
C’était toujours pire ailleurs, plus au nord de la capitale.
Pour surmonter mes angoisses, j’ai saisi le seul outil que j’avais à ma disposition : ma caméra.

Dès le début des émeutes, j’ai enregistré des sons, j’ai fait des images de ma famille, des voisins de ma résidence devenus, pour certains, des proches, mais aussi des sentinelles qui s’inquiétaient et surveillaient sans relâche. Des Européens, des Océaniens, des Kanak, réunis ensemble en « comité de vigilance ». Nous avions peur que des bandes armées viennent brûler notre résidence. Alors on surveillait, car on savait pertinemment que les forces de l’ordre étaient débordées et qu’elles ne nous seraient d’aucun secours.
J’ai survécu à cette situation en documentant la vie de mon quartier : Portes de fer. Une résidence, autrefois tranquille au beau milieu d’un quartier populaire.
Comme une image de la Calédonie en miniature. Comme un concentré du conflit qui nous a tous saisis.
Puis, au fur et à mesure de mes rencontres, une image s’est dessinée, le brouillard s’est dissipé pour dévoiler un ensemble que j’ai conçu au fil des jours.
Peu à peu, la possibilité d’un film s’est fait jour.

Barrage résidentiel avec « check point »

 

Barrage « militant » devant la clinique Kuindo Magnin à Nouville