
NOTE D'INTENTION DE JEAN-XAVIER DE LESTRADE (RÉALISATEUR ET CO-SCÉNARISTE)
En mars 2023, alors que je suis en fin de tournage de Sambre, je reçois un courriel inattendu. Deux producteurs de cinéma, Nicolas Mauvernay et Jérôme Corcos, me proposent de travailler sur un projet autour des attentats du 13 novembre 2015. Je me souviens avoir poussé un énorme soupir, quelque part entre accablement et lassitude. J’avais l’impression d’avoir déjà assez labouré le terrain du tragique avec Laetitia et Sambre — dont il me restait encore à monter les épisodes. J’avais soif de légèreté et ma réponse serait sans équivoque.
Mais à l’instant où je me formulais cette certitude, je me suis mis à écrire à Nicolas et Jérôme un message d’une tout autre teneur : C’est une matière hautement sensible qui pose de nombreuses réflexions sur la place et le rôle de la fiction quand il s’agit de représenter l’innommable. Cette réflexion est passionnante et la confronter aux événements du 13 novembre me semble aujourd’hui nécessaire, voire salutaire.
En quelques mots qui disent déjà l’essentiel du projet, mon destin était scellé. Et pour la légèreté, il faudra patienter encore un peu !
Sachant que la série serait forcément diffusée autour de novembre 2025, soit 10 ans après les faits, j’ai eu le sentiment que le moment de la fiction était venu. Il fallait désormais que des auteurs s’emparent de ces évènements pour en dépasser le strict aspect tragique, émotionnel ou traumatique et proposer d’en faire un récit collectif aux vertus réparatrices. Un récit qui lie et qui rassemble autour de valeurs qui me semblent essentielles et qu’il ne faut pas craindre de rappeler dans une période qui semble valoriser le conflit, la division ou l’affrontement. Un récit donc, comme une attention particulière à l’autre, comme une révérence à l’immensité de la vie et à ses surprises, comme une forme de tolérance, aussi.
Aujourd’hui, même si pour une partie importante de la population ces attaques terroristes semblent toujours très proches, le temps du deuil et du recueillement a eu tout loisir de pleinement prendre sa place ; le temps de la justice, avec le procès hors norme qui s’est terminé en juin 2022, a aussi eu l’espace pour apporter les réponses et apaiser les maux qui pouvaient l’être dans un cadre juridique.
Mais si le temps de la fiction est arrivé, ce n’est pas le temps de toutes les fictions ou de n’importe quelle fiction. Il ne s’agit pas de surjouer l’émotion, de dramatiser à l’excès, de produire du spectaculaire avec la douleur et l’effroi. Bien au contraire. Il faut surgir ici sur la pointe des pieds, avec l’ambition de laisser la matière s’exprimer sans volonté de la tordre ou de la corriger.
Au cœur du projet, -et à son origine-, la rencontre avec ceux et celles qui se sont autoproclamés les « Potages ».
Ce mot-là « Potages » est à lui seul un condensé de la série. Il est la contraction du mot « potes » et du mot « otages ». Car nos personnages principaux se définissent comme des « potes ». Mais qui, avant d’être des « potes », ont été des « otages ».
Le 13 novembre 2015, entre 21h59 et 00h18, un groupe de 11 personnes a été retenu en otage au premier étage du Bataclan par les deux terroristes survivants du commando qui venait d’attaquer la salle de spectacle. Ces otages s’appelaient David, Sébastien, Marie, Arnaud, Stéphane, Grégory et Caroline… Ils ne se connaissaient pas et n’avaient alors qu’une chose en commun, celle d’aimer la musique, le rock en particulier. Ils ont ainsi passé plus de deux heures en « tête à tête » avec Foued Mohamed-Aggad et Ismaël Mostefaï, -armés de leur kalachnikovs, harnachés de leur ceinture d’explosifs-, dans un étroit couloir de service surplombant le passage Amelot. Durant cette longue nuit de massacre qui a frappé Saint Denis et Paris en 6 endroits différents, ces otages seront les seuls à avoir eu un dialogue direct, prolongé avec les terroristes.
À de multiples reprises, au gré des « caprices » et du comportement parfois incohérent et erratique de leurs bourreaux, ils pensent leur mort certaine. Pendant l’assaut des hommes de la BRI, Foued Mohamed-Aggad déclenche sa ceinture d’explosifs. Le souffle assourdissant de la déflagration emporte tout le monde.
Et miraculeusement, tous sortent de ce couloir vivants.
Mais cela veut dire quoi, vivant, après une expérience aussi traumatisante et aussi extrême, à laquelle personne ne peut être préparé ? Car physiquement, ils sont quasiment indemnes -quelques éclats de métal dans le dos de Grégory et d’Arnaud-, mais psychiquement, comment vont-ils absorber cette onde de choc dévastatrice ? Comment survit-on à sa propre mort annoncée ? Et comment se réapproprier sa propre histoire lorsque notre drame est devenu celui d’une nation entière ?
Ce sont les questions qui n’ont cessé de me traverser et qui sont le point de départ de cette série. David, Sébastien, Marie, Arnaud, Stéphane, Grégory et Caroline sont sortis du couloir, sont sortis du Bataclan, ils sont vivants… Mais vivants comment ?
L’idée donc de la série était de centrer notre récit sur ce groupe d’otages et de recueillir leurs témoignages comme première et essentielle source de notre écriture.
Avec Antoine Lacomblez, nous les avons donc rencontrés un par un, à deux reprises. Au mois de juin et d’octobre 2023. Plusieurs heures à chaque fois. Et très vite, j’ai acquis la conviction que nous devions rester au plus près de leurs récits respectifs en conservant les prénoms de chacun.
D’un point de vue dramaturgique, c’est une énorme contrainte. Pas de liberté ici pour inventer un personnage qui accélèrera le récit, pour écrire des scènes qui cristalliseraient les oppositions, les contrastes, ou pour inventer des situations qui résumeraient efficacement en deux pages trois mois de la lente transformation d’un personnage… Je sentais qu’il nous fallait bannir tous les outils de dramaturgie classique. Il nous fallait, au contraire, écrire avec les tripes de nos personnages, sans chercher à être plus malin qu’eux ou plus malin que l’histoire elle-même. Il fallait ici se montrer d’une extrême modestie.
Mais c’est déroutant.
Pendant le tournage de Sambre, Noémie Lvovsky m’a offert Les cercueils de zinc de Svetlana Alexievitch. Le livre, -qui se veut le récit de la guerre d’Afghanistan construit à partir de témoignages de mères ayant perdu leurs fils et de soldats survivants-, m’a frappé au sens littéral du terme. Sa lecture a eu pour moi le même effet que si quelqu’un m’avait lancé une pierre sur la tête. À travers cet ouvrage, Svetlana Alexievitch se fait le réceptacle de voix qu’elle restitue dans toute leur puissance. Tout au long du livre, les témoignages s’entrelacent et se font écho, sans aucune apparente hiérarchie. Et pourtant, loin d’un récit documentaire ou journalistique, l’entrelac de ces témoignages agit mystérieusement comme une fiction le ferait. En vous forçant à créer un imaginaire propre.
Toute proportion gardée, j’ai beaucoup pensé à l’énigmatique maïeutique de Svetlana Alexievitch pour construire la dramaturgie de « Des Vivants » : rester au plus près des témoignages, pleinement les restituer dans leur parole, ne pas hiérarchiser mais être obsessionnellement en quête du sens profond de chaque séquence. Toujours parier sur l’organique et le pulsionnel. Trouver cette voie étroite qui rend compte de la surprenante singularité de ce drame de l’intime tout en bannissant le spectaculaire et en se défiant de toute forme de chronique.
Nous avons avancé avec Antoine sur une Terra Incognita. Mais j’aime ce risque qui nous emmène en un endroit inconfortable que nous ne maîtrisons pas.
J’ai peu de certitudes, mais j’en ai tout de même une : au centre de cet endroit inconfortable, nous trouverons cette question qui me taraude depuis que je raconte des histoire… Qu’est-ce qu’être humain ? Et dans tous les récits que nous avons recueillis avec Antoine, ce qui me touche le plus ce sont toujours ces gestes, ces regards, ces paroles ou attitudes qui arrivent à passer au-dessus de la barbarie lorsque celle-ci semble brutalement s’imposer. David qui, suspendu dans le vide au-dessus de l’impasse Amelot, demande à Sébastien son prénom ; Grégory qui reste au péril de sa vie auprès de Caroline parce qu’elle ne peut pas courir ; Arnaud qui se prend pour un héros devant ses « potes » et pour un moins que rien dévoré par la peur devant sa psy ; Marie qui est « incapable » de se rappeler ce qu’elle entendait lorsque la porte du couloir était ouverte et que de la fosse remontait les râles et les pleurs des blessés ; Sébastien qui ne sait plus s’il est capable de reconnaître la femme enceinte qu’il a sauvée et qui voudrait tant le remercier…
La réalisation de la série a été un prolongement de ce travail d’écriture.
Précision dans la direction des comédiens avec une recherche un peu obsessionnelle de cet endroit qui se trouve entre la fiction et le documentaire, mise en scène simple, au service de l’intime, à l’écoute vibrante de chacun des personnages. Bannissement absolu de toute forme de posture ou de fabrication. Ce projet ne pouvait supporter un quelconque sentiment de manipulation émotionnelle, ou de tricherie vis-à-vis du spectateur.
Dans le prolongement de ces réflexions sur les personnages, la question des décors s’est très rapidement révélée essentielle. Car, contrairement à d’autres séries que j’ai pu réaliser, - inspirées de faits réels comme Sambre ou Laetitia-, pour lesquelles j’avais décidé de ne pas tourner sur les lieux où s’était déroulé la tragédie, cette fois –au contraire-, je suis convaincu que nous avions l’obligation morale de tourner certaines séquences sur les lieux mêmes des évènements. Sur le Boulevard Voltaire, dans le passage Amelot, devant le Bataclan et dans le Bataclan, au Palais de Justice dans la vraie salle d’audience du procès, au Panthéon… Dans notre volonté de construire un imaginaire collectif et mémoriel autour des attaques du 13 novembre, il m’a semblé indispensable de rester au plus proche de certains lieux emblématiques, comme nous restons au plus proche de nos personnages.
Enfin, j’aime beaucoup les films ou les séries qui finissent par donner autre chose que ce à quoi ils ou elles étaient promis-es.
Les mots « résilience » ou « reconstruction » sont aujourd’hui devenus des mots attrape-tout dans une société qui tend à exiger de ses membres d’être « efficaces » et qui survalorise ceux qui sont capables de tout surmonter. Nous sommes saturés du récit de ces transformations du malheur en épopées héroïques et nous croyons ainsi tout savoir de ces trajectoires hautement positives.
J’aimerais beaucoup que Des vivants nous surprenne sur ce chemin trop balisé de la « reconstruction » et nous offre un autre regard sur notre capacité à survivre à la barbarie. Il y a des chutes, des effondrements. Beaucoup. Et puis il y a ce lien qui s’est créé entre les « potages », plus fort que tous leurs désaccords réunis. Et il y a ce regard qu’ils posent sur chacun d’entre eux. Un regard qui fait tenir debout. Avec humour et tendresse.
Jean-Xavier de Lestrade
18 juin 2025