Un documentaire événement

L'affaire Jeanne d'Arc

Notes d'intention

Note de l'auteur-réalisateur, Antoine de Meaux 

L’affaire Jeanne d’Arc se présente comme un documentaire d’histoire à part entière, avec toute l’exigence que cela suppose, mais aussi une particularité : il se donne pour objectif d’aller le plus loin possible dans l’écriture « fictionnée », afin de créer un grand récit qui ait du souffle et emporte le public le plus large.

Jeanne
© Program33 - Mr Loyal - ATProd - Kobalt

À l’origine, un pari fou
En 2017, après les succès du Dernier Gaulois et de Notre Dame de Paris, Program33 décide de consacrer un film à Jeanne d’Arc. Le formidable outil que représente l’animation 3D sera mis cette fois au service d’un événement méconnu : le procès en réhabilitation dont Jeanne a fait l’objet, vingt-cinq ans après sa mort, afin de la blanchir des accusations d’hérésie qui l’ont conduite au bûcher. La collection « L’Epreuve des siècles », c’est un peu le Vendée Globe du documentaire. On sait quand on part, mais on ne sait pas quand on arrivera... En dépit de l’aridité apparente de cette toile de fond judiciaire, je suis tout de suite séduit par ce projet hors norme, qui représente un incroyable défi.

Le « cold case » Jeanne d’Arc
Il faut dire que le potentiel romanesque de ce (rarissime) procès en réhabilitation est considérable : des moines enquêteurs, une procédure initiale pleine de zones d’ombre, des « scènes de crime », des pièces à conviction, des témoins de première main… L’occasion est trop belle de concevoir le film comme un cold case, une de ces affaires que l’on réouvre des années après les faits, dans l’espoir de découvrir enfin la vérité.

Mobilisant de très nombreux personnages, plus de cent témoins, une soixantaine de juges, des milliers de pages de procédure en latin, sur fond de guerre longue et pleine de rebondissements, l’histoire de Jeanne d’Arc et de ses deux procès est réputée pour son exceptionnelle complexité. « Un sujet qui rend fou », m’a confié un jour un célèbre historien, tant le rationnel s’y confronte en permanence au surnaturel… Pour éviter les pièges, le principe de l’enquête est un excellent fil d’Ariane, et la meilleure des garanties pédagogiques.

Quand la fiction vient à la rescousse du documentaire
Pour que l’on puisse raconter l’enquête, avec ses interrogations et ses doutes, il fallait que l’inquisiteur Jean Bréhal, authentique personnage historique et enquêteur en chef, bénéficie d’un confident actif. D’où l’idée de le flanquer d’un jeune assistant, Pierre Fournier. À travers cette ténébreuse affaire, ce jeune moine imaginé pour les besoins de la narration prend le téléspectateur par la main. La passion juvénile qui l’anime, sa faculté d’indignation, permettent que l’on s’identifie à lui.

Par vocation, les enquêteurs doivent rassembler des faits. Plutôt que d’affirmer, ils questionnent. Non seulement les récits des témoins, mais aussi, peut-être surtout, leurs silences. On ne s’étonnera donc pas que le regard de Pierre Fournier, personnage de fiction, ait beaucoup en commun avec celui de l’historien moderne…

Enquête et épopée
Pour renouveler notre regard sur cette histoire que tout le monde croit connaître, il fallait non seulement que les deux arches narratives du film, l’enquête de Jean Bréhal et la vie de Jeanne, puissent s’entrelacer avec fluidité, mais qu’elles parviennent à se renforcer mutuellement. De l’arrivée à Chinon au bûcher en passant par le procès ou le sacre du roi, la vie de Jeanne est riche en rebondissements épiques, propices à un récit spectaculaire en animation 3D. Mais quand on les envisage sous l’angle de l’enquête, ces événements prennent un tout autre relief : à travers, par exemple, le récit saisissant de la bataille d’Orléans que livre aux enquêteurs l’un des plus proches compagnons de Jeanne, Dunois, vingt-cinq ans après les faits. Grâce à l’animation 3D, le principe de l’enquête nous permet d’établir la bonne distance avec les moments les plus mystérieux de la vie de Jeanne, comme ces voix qu’elle dit recevoir de Dieu, ou sa mystérieuse tentative d’évasion aux allures de suicide à l’automne 1430.

Jeanne
© Program33 - Mr Loyal - ATProd - Kobalt

Mystique et politique
Dans cette histoire, les questionnements foisonnent : comment la mystique s’allie à la politique, et comment entrent-elles en opposition ? ; comment le charisme d’une figure inspirée renverse le cours de l’histoire ? ; comment la justice, instrumentalisée au service d’une vision totalitaire, se transforme en arme de destruction ?

Surtout, derrière la légende merveilleuse, l’enquête fait apparaître un autre récit, très politique. Au moins en partie, il a été échafaudé par un personnage énigmatique : le roi Charles VII. S’il n’avait pas accepté d’accueillir cette « petite bergère » venue de Lorraine, avant de faire d’elle sa pièce maîtresse, toute cette histoire n’aurait pas été possible...

Un personnage féminin très moderne
Au Moyen Âge, Jeanne est à part : petite paysanne venue de la frontière de Lorraine, elle décide de s’habiller en homme pour intervenir sur la scène politique, remporte les succès les plus incroyables, au point de rendre sa couronne à un roi. De façon unique dans l’histoire, une prophétesse accomplit elle-même sa prophétie. Puis c’est la chute : capturée, jugée, condamnée, elle meurt brûlée vive comme une sorcière, payant son engagement au prix fort.
Réinventée, récupérée ou redécouverte à toutes les époques, Jeanne, qui a fait l’objet de célébrations dès le lendemain de sa mort, n’a pas tardé à devenir une héroïne de la pop culture à travers les âges. Bien avant sa canonisation par l’Église, l’historien Jules Michelet en fait une figure emblématique de la République. Dans le monde entier, Jeanne est d’abord une figure de résistance, une héroïne de la liberté, au point que l’écrivain Mark Twain, notoirement anti-clérical, n’hésite pas à la comparer au capitaine Dreyfus ! Et comment ne pas trouver un écho aux préoccupations des gender studies contemporaines ? Comment s’étonner que certaines féministes considèrent l’inoxydable pucelle de Domrémy comme une véritable icône ? Alors que son look androgyne enthousiasme le mouvement LGBTQ, Madonna, qui lui a consacré une chanson, déclare au Magazine Rolling Stone : « J'ai toujours été attirée par le récit de sa vie, et, plus que par toute autre chose, par son engagement pour les causes auxquelles elle croyait. Elle n'a pas reculé face à la mort, et c'est quelque chose qui me parle. Les femmes ont besoin de modèles comme celui-là, d'autant qu'il y en a peu… »

Courage
Au terme de cette aventure de six ans, ce qui me touche le plus chez Jeanne, c’est en effet son extraordinaire courage. À seulement 17 ans, alors que les élites ont baissé les bras, cette jeune fille qui se dit inspirée par Dieu, saint Michel, sainte Catherine et sainte Marguerite, ne se résigne pas à la défaite. Nouvelle Antigone, gamine tout juste sortie de l’enfance, elle est prête à mourir pour son idéal. Avec sa jeunesse, sa vulnérabilité, sa ferveur, elle me fait penser aux résistantes de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi à ces femmes d’aujourd’hui qui n’hésitent pas à défendre la liberté de leurs peuples, qu’elles soient Iraniennes, Arméniennes ou Ukrainiennes. Et dans de nombreux pays du monde on trouve des « Jeanne d’Arc » locales, décrites ou se revendiquant comme telles, qui ont incarné le combat pour la liberté. Citons Emilia Plater, la « Jeanne d’Arc polonaise », qui symbolisa au XIXe siècle la résistance à l’empire russe, Ryu Gwansun, lycéenne coréenne mise à mort à 18 ans en 1920 par les Japonais, ou encore, tout récemment, Narine Afrine, la « Jeanne d’Arc kurde » de Kobané, héroïne de la lutte contre Daech.

Mystère
Malgré l’abondance des archives, l’histoire de la pucelle d'Orléans conservera toujours sa part de mystère. Mais ce qui est bouleversant, quand on se plonge dans les sources de L’affaire Jeanne d’Arc, c’est de redécouvrir la voix même de Jeanne, intacte. Écoutez-la : elle se fait entendre jusqu’à aujourd’hui, avec toute sa poésie, son mystère, sa force d’inspiration.

Aventure humaine
L’Affaire Jeanne d’Arc, c’est enfin une aventure humaine comme on en rencontre peu dans une vie. Près de deux cents personnes, tous postes confondus, ont travaillé sur le projet. Tous se sont pris de passion pour cette petite fille de Lorraine, tous se sont approprié sa destinée. Et pour que nous parvenions ensemble au-delà des intentions du scénario, tous ont donné davantage que le meilleur d’eux-mêmes. Je n’oublie pas ce que je dois – ce que le film doit – aux échanges avec Sarry Long, mon génial coréalisateur (et compositeur !) toujours sur la brèche, Michel Spavone et Fabrice Coat, mes producteurs aussi précis que présents, Valérie Toureille, interlocutrice à l’érudition passionnée, Fabrice Salinié, monteur au long cours et au grand cœur qui a vécu avec moi les multiples rebondissements de cette traversée mouvementée… À tous, qu’il me soit permis de leur dire, très simplement : merci !

Note du coréalisateur, Sarry Long 

Pop Culture
Je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Celui du Betamax, du V2000 et de la VHS, car c’est bien dans un vidéo-club que j’ai grandi, un des tout premiers au début des années 1980, dans lequel mon père travaillait et où le cinéma sous toutes ses formes et tous ses genres venait nourrir mon imaginaire.

C’était aussi le temps des cinémas de quartier où, sur les Grands Boulevards, s’affichaient films de Hong Kong, bis italiens, films fantastiques et d’aventure, en somme un pan entier de cinéma populaire qui me fascinait et qui trouva ses lettres de noblesse dans le légendaire magazine Starfix dès 1983.

James Cameron, John Carpenter, Michael Mann, Sergio Leone, John McTiernan, Steven Spielberg et les frères Scott ont changé ma vie. Ils m’ont fait pleurer, vibrer, terrorisé, fait voyager et m’ont offert des émotions qui m’étaient alors inconnues. Ils m’ont fait vivre plusieurs vies alors que j’étais calé dans les sièges usés des salles obscures.

Du King Kong de 1933 à Assaut en passant par Planète interdite, Le septième voyage de Sinbad et autre Rage du Tigre, j’ai rêvé les yeux ouverts pendant des centaines d’heures. Mais, au-delà du cinéma, venait aussi d’émerger ce que d’aucuns appellent la Pop Culture, trouvant des champs d’expérimentations et d’expressions aussi divers que la bande dessinée, le comic book, l’illustration, la musique, les effets spéciaux, autant de médiums qui venaient résonner avec ma génération : mes héros s’appelaient aussi Frank Frazetta, Ray Harryhausen, Frank Ordaz, John Buscema, Jack Kirby, Rob Bottin, Gene Colan, Ennio Morricone, Jerry Goldsmith ou encore John Williams…

Rencontre avec Jeanne & Mélange des genres
En 2019, je croise la route de Jeanne d’Arc, un film se prépare. On m’invite à rejoindre l’aventure. Antoine de Meaux maîtrise son sujet, il propose une façon originale de raconter l’histoire de la Pucelle avec un scénario fascinant, complexe mais aussi incroyablement didactique. Je suis d’abord intimidé, je ne suis pas historien, je n’ai qu’une notion très rudimentaire de son parcours, et une kyrielle de films existent déjà, souvent associés à des créateurs prestigieux. Comment passer après eux ?

Alors pour moi la réponse devient simple… Ne pas voir ou revoir les films précédents sur Jeanne d’Arc par peur d’être influencé par leurs grammaires, mais embrasser ma culture, cette fameuse Pop Culture qui irrigue depuis des décennies la société, et qu’on ne penserait pas forcément à associer à un documentaire historique.

Avec appétit, j’ai puisé dans toutes mes influences pour pouvoir offrir une proposition différente de la vie de Jeanne d’Arc, grâce au cinéma d’animation, en utilisant toujours pour faire sens, mais jamais pour piller, telle ou telle œuvre antérieure dans tous les médiums possibles et des centaines d’influences.

D’un simple mouvement d’appareil du Treizième Guerrier de McTiernan à la lumière spectrale et expressionniste de la scène de procès de l’ouverture du Superman de 1978 de Richard Donner, à la Pietà de Michel Ange pour annoncer l’idée de résurrection de la bataille d’Orléans, en passant par l’ambiance western de L’homme des hautes plaines de Clint Eastwood pour dépeindre l’arrivée inquiétante de Pierre Fournier à Domrémy. Autant de moyens pour signifier, plus que pour montrer, la diversité incroyable de L’affaire Jeanne d’Arc, mélange audacieux de film historique, de film d’aventure, de film policier voire même de film fantastique, compte tenu de l’aura mystérieuse qui entoure le personnage de Jeanne.

Je voulais aussi renouer avec l’idée de leitmotiv et de thème dans la musique de film, qui a peu à peu disparu au début des années 2000 et qui a pourtant donné leur âme aux films de mon enfance comme Star Wars, Lawrence d’Arabie, Le lion et le Vent ou encore Les sept mercenaires. Une façon parallèle ou en contrepoint aux images de raconter l’incroyable trajectoire d’un personnage et d’exprimer l’évolution de ses émotions et de sa condition.

Choix esthétiques
Le choix du style graphique était une préoccupation majeure. Dans le large éventail des possibilités qu’offre le cinéma d’animation, nous devions trouver comment styliser l’image tout en restant proche d’une certaine réalité. Il fallait retranscrire les faits de façon plausible et également prendre en compte le cadre économique d’un film documentaire pour la télévision. L’hyper-réalisme semblait à la fois trop coûteux et peu approprié, car prenait le risque de ne pas parler à un jeune public. Un style orienté trop cartoon ou 2D ne permettait pas de pouvoir convenablement évoquer les lieux et les personnages et aurait dénoté avec le ton même du récit. Le film utilisant plusieurs médiums et notamment des images en prise de vues réelles, nous devions trouver une iconographie cohérente sur l’ensemble du métrage pour assurer une réelle fluidité de visionnage pour le spectateur.

Nous avons donc opté pour une approche semi-réaliste, proche du comics et de la bande dessinée en procédant à une simplification des formes et des textures en travaillant la lumière à la manière de l’école anglaise et en utilisant sur une palette de couleurs particulière pour trouver une facture permettant de s’adresser à toutes les générations. La vocation d’un tel programme étant aussi pédagogique, le film se devait d’avoir une image accessible à tous, avec d’une part assez de vraisemblance et de réalisme pour restituer l’intégrité de sa nature historique et d’autre part une volonté d’épure rendant les événements tragiques de la vie de Jeanne abordables et visibles pour les plus jeunes.

Ce film m’a donné la chance d’aborder l’histoire de Jeanne d’Arc grâce à tous mes métiers, de storyboarder des milliers de plans, de peindre des centaines l’illustrations, d’imaginer un découpage, de vivre les tournages de vidéomatique et de motion capture avec les comédiens, de travailler avec mes camarades de Circus sur l’animation et la 3D, de composer et d’orchestrer une heure trente de musique et même de dessiner l’affiche du film.

J’ai passé quatre années passionnantes au côté de Jeanne, j’ai appris grâce à Antoine à la connaître un peu mieux et à l’aimer. Antoine a apporté son érudition qui me fascine chaque jour, quant à moi j’ai apporté mon émotion.

 

Jeanne
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