Alice, Antoine, Bastien, Pierre, Thomas et Alexy : entre septembre 2016 et juillet 2018, Isabelle Brunnarius, Jean-Michel Bohé et Thomas Hardy avaient suivis ces étudiants en BTS agricole, de la rentrée scolaire jusqu’à l’obtention de leur diplôme, réalisant le film « Entre deux mondes ». Deux mondes, oui, celui de leurs familles, avec les habitudes héritées au fil des générations et celui qu’ils auront à construire, profitant des enseignements de méthodes innovantes comme l’agroécologie.
Sept ans plus tard, Isabelle et Jean-Michel sont retournés les voir. Que sont-ils devenus ? Nous avons demandé à Isabelle Brunnarius de nous livrer son ressenti et les raisons qui l’ont poussée à suivre le parcours de ces jeunes agriculteurs.
Quelle était votre intention de départ pour la réalisation du film "Entre 2 mondes", tourné entre 2016 et 2018 ?
C’est souvent lors d’un tournage, en discutant avec nos interlocuteurs que l’on trouve des idées. En 2015, j’ai rencontré Denis Michaud pour le magazine « 50 ans, une histoire de Francs-Comtois ». À l’époque, il était agriculteur et enseignant au lycée agricole de Levier. C’est lui qui m’a appris qu’il y avait eu une réforme de l’enseignement agricole. Désormais, les futurs agriculteurs allaient apprendre à produire autrement. Une réforme voulue par le ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll. L’objectif de cette réforme, entamée en 2014, est d’intégrer l’agroécologie dans les programmes pour favoriser la transition écologique devenue indispensable avec le réchauffement climatique. Je me suis alors posée la question qui est à la base du documentaire : Comment ces jeunes allaient apprendre à travailler pour nous nourrir tout en préservant la planète ?
J’ai eu l’intuition qu’ils pouvaient être tiraillés entre les habitudes héritées de leur familles et l’enseignement de l’agroécologie. Je voulais travailler sur le long terme, j’ai donc cherché à suivre des étudiants du premier jour de leur BTS agricole nouvelle formule jusqu’à leur diplôme. Nous avons demandé aux classes du lycée de Levier et celui de Dannemarie-sur-Crète si des étudiants étaient intéressés par notre projet. Nous cherchions une diversité d’expériences pour avoir une photographie de la jeunesse agricole la plus précise possible. J’ai d’ailleurs demandé au photographe Yves Petit de réaliser des portraits de ces jeunes. Avec une photo, on voit mieux le temps qui passe, la personnalité des jeunes ressort mieux aussi.
Finalement, après nos deux années de tournage, je me suis rendu compte qu’il y avait assez peu de conflit de loyauté entre parents et enfants. J’ai plutôt constaté une transmission car les parents ont changé eux aussi. Lors des projections, le public regrettait que ces jeunes ne s’engagent pas plus vite dans la transition écologique. À force de les écouter, j’ai compris que cela serait long, car une exploitation agricole, comme un paquebot, vire de bord lentement.
Sept ans plus tard, vous avez retrouvé les protagonistes du film pour une série de portraits. Est-ce la suite du documentaire ?
Oui, on peut dire que c’est une suite mais sous une forme plus contemporaine. Lors des projections du documentaire, le public voulait savoir ce qu’étaient devenus ces jeunes agriculteurs. J’ai naturellement pris de leurs nouvelles. Je voulais savoir comment ils évoluaient professionnellement. Avaient-ils pu réaliser leurs rêves ? Quelles étaient leurs préoccupations ? Mon collègue Jean-Michel Bohé, avec qui j’avais tourné le film entre 2016 et 2018, m’a proposé de filmer des portraits individuels au lieu de refaire un magazine. C’était une bonne idée ! Nous l’avons adoptée et six des huit jeunes ont accepté de participer à ce nouveau projet. Cette fois-ci, l’idée est plutôt de chercher à comprendre l’évolution de ces jeunes dans un contexte de crise existentielle et de changement climatique. Ces portraits sont diffusés sur notre plateforme Francetv et aussi sur notre chaîne Youtube, un canal de diffusion particulièrement utilisé par les agriculteurs. Nous avons voulu aussi proposer aux téléspectateurs de France 3 BFC une émission de forme plus traditionnelle sur l’avenir de la jeunesse agricole. Elle est présentée par Jérémy Chevreuil et sera diffusée juste avant le Salon de l’Agriculture.
Comment ont-ils évolué depuis ?
Ces jeunes agriculteurs sont restés assez fidèles à eux-mêmes. C’est très intéressant de réécouter ce qu’ils disaient pendant leurs études et de leur demander ce qu’ils en pensent aujourd’hui. On voit que la situation est encore plus complexe que lors de leurs sorties d’études. Certains se sont installés avec leur famille, l’un d’entre eux a repris la ferme de son père comme prévu, une cherche encore la ferme de ses rêves et deux préfèrent attendre pour s’installer. Nous avons suivi des jeunes en Haute-Saône, dans le Territoire de Belfort et dans le Haut-Doubs. Produire du comté ou être en polyculture élevage, cela n’a rien à voir !
Quel est votre regard sur la jeunesse agricole aujourd'hui ?
Il faut vraiment être passionné et ne rien avoir envie de faire d’autre pour exercer cette profession. Ce sont avant tout des chefs d’entreprise. On l’oublie trop souvent, il ne s’agit pas seulement de vivre au grand air. Cela demande une grande rigueur, des connaissances fines d’agronomie, la maîtrise de l’élevage, des capacités de gestionnaire… Bref, avoir des talents multiples dans un contexte de changement permanent. Ce n’est pas rare qu’ils fassent une double journée ! Ces jeunes prennent des responsabilités très tôt. Ils n’ont pas encore trente ans et déjà d’énormes emprunts à rembourser. Une pression financière qui les empêche de prendre des risques. Pour changer le cap de leur exploitation agricole en développant par exemple des pratiques agroécologiques, ces jeunes veulent y aller progressivement, en limitant la prise de risque. Mais leur passion devrait finalement être plus forte que leurs craintes.