Pourquoi un film sur l’illettrisme ?
Jean-Pierre Améris : C’est un sujet auquel je m’intéresse depuis longtemps. Comment ne pas trouver révoltant que, dans un pays comme la France, on dénombre encore près de 3 millions d’illettrés ? 7 % de la population adulte ! Ce sont des sujets de société comme celui-là que j’aime traiter et aborder, notamment par le biais de la télévision, un média qui a le pouvoir de les rendre populaires et de toucher un maximum de gens. Murielle Magellan, qui est romancière et scénariste, a découvert ce roman de Cécile Ladjali et m'a convaincu que nous tenions là l’histoire qui permettait de bien raconter ce handicap, parce que c’en est un, au travers du parcours de ce jeune homme qui est élevé par sa grand-mère, elle-même illettrée, et qui va petit à petit essayer de s’en sortir.
Les personnages centraux de vos films sont souvent des êtres avec des fêlures, handicapés, différents…
J.-P. A. : Oui, c’est vrai. J’aime les personnages qui sont enfermés, qui ne parviennent pas à communiquer à cause d’un handicap, comme dans Marie Heurtin par exemple, et qui finissent par arriver à sortir d’eux-mêmes. C’est ce que j’aime filmer. C’est également ce qui m’a attiré dans la question de l’illettrisme. Il y a le sujet de société et puis il y a aussi une correspondance intime avec moi. Je m’identifie à eux. Ce qui est beau à filmer, c’est ça, des personnages qui arrivent à se surpasser, à dépasser leur honte. Dans le cas du jeune Léo, ce qui le fait se replier sur lui-même, c’est la honte de se dire illettré. J’ai retrouvé des points communs avec la violence conjugale, un sujet que j’ai traité dans L’Amour à vif. Les femmes battues, elles aussi ont cette impossibilité à s’exprimer qui mène à l’enfermement.
Pour moi, le message du film est vraiment de donner de l’espoir, de montrer qu’il n’y a pas de honte à avoir, qu’il n’y a aucune raison de subir une double peine, qu’on peut sauter le pas et se rapprocher d’une association comme le fait Léo dans le film. Il n’y a pas de fatalité. On peut apprendre à tout âge, même si c’est difficile de passer le cap et d’avouer qu’on ne sait pas lire ni écrire. J’ai eu l’occasion de le vérifier pendant le tournage.
C’est-à-dire ?
J.-P. A. : Le film est nourri de la fiction, du roman, bien sûr, mais aussi de beaucoup de choses vues sur le terrain, puisque nous avons tourné dans un centre de formation de Marseille et que nous y avons passé pas mal de temps pendant l’été 2017. J’ai pu rencontrer des illettrés ainsi que des formatrices et il y en a même qui figurent dans le film. C’est extraordinaire à voir que du moment où ils acceptent de raconter leur histoire, ils changent physiquement, ils prennent confiance en eux, ils s’habillent mieux… L’estime de soi revient.
Certains personnages ne sont donc pas des acteurs professionnels ?
J.-P. A. : J’ai toujours aimé mélanger la fiction et le réel. Dans Maman est folle, sur les migrants de Calais, il y a onze ans déjà, il y avait des bénévoles des associations, quelques personnes en situation d’immigration. Dans C’est la vie, sur les soins palliatifs, il y avait des malades… En ce qui concerne Illettré, tout ce qu’on voit dans le film est très proche de la réalité de l’apprentissage, et puis la belle surprise c’était cette dame qui à un moment donné raconte son enfance en Algérie, où elle n’avait pas le droit d’aller à l’école, et qui a eu envie d’être dans le film. C’est ça que je trouve merveilleux. Elle a 60 ans, elle a surmonté cette fichue honte pour demander d’y figurer !
Vous dites que c’était important pour vous de réaliser ce film pour la télévision. Pourquoi ?
J.-P. A. : Tout simplement parce qu’à travers la télévision on peut toucher un public qui très probablement n’irait pas au cinéma voir un film comme ça. C’est important pour moi d’atteindre un certain nombre des 3 millions d’illettrés avec ce message. Je ne crois pas qu’un téléfilm soit forcément moins bien qu’un film de cinéma. Et puis il y a une vraie cohérence. C’est un sujet pour le service public, d’autant plus qu’en parallèle il y aura aussi un documentaire sur la question.
Justement, qu’est-ce que la fiction apporte par rapport à un documentaire sur le sujet ?
J.-P. A. : Le documentaire n’est pas ma spécialité. J’ai besoin de la fiction. J’ai toujours fait des fictions documentées comme on dit, mais j’ai besoin aussi des sentiments, de l’intime, y compris pour moi. Il y a une part intime dans les films que je fais, c’est personnel, c’est vraiment par la fiction que, moi, j’y arrive le mieux. Je pense qu’on peut atteindre le public formidablement avec un documentaire, mais la fiction permet de toucher par l’émotion, la sensibilité. Exemple : la relation de ce garçon avec sa grand-mère.
Comment avez-vous choisi vos acteurs ?
J.-P. A. : J’avais suivi le travail de Kévin Azaïs dans Les Combattants et, plus récemment, dans Le Sens de la fête. Je trouve qu’il fait partie de ces acteurs capables de traduire une certaine violence contenue, un peu comme Nicolas Duvauchelle dans Poids léger. C’était merveilleux de tourner avec ce jeune comédien qui était complètement impliqué dans son rôle et qui fait passer tellement de choses sans les mots justement : cette colère, cette tendresse… Quant à Annie Cordy, j’ai toujours eu envie de réaliser un film avec elle. J’aime travailler avec des acteurs de fantaisie parce qu’il me semble que ce sont eux qui ont la plus grande charge d’émotion. Lorsque j’ai rencontré Annie, la première chose qu’elle m’a dite, c’est que sa propre mère était illettrée et qu’elle allait donc un peu jouer son rôle, se mettre dans sa peau.
Le jeu est très fluide entre Kévin et Sabrina…
J.-P. A. : Ah oui, c’est le mot. Sabrina (Ouazani) est lumineuse, c’est une belle énergie. J’essaye de faire attention à ne pas trop charger les personnages, mais ils sont jeunes, charmants, pleins de vie. C’était important de montrer cette jeunesse-là et Sabrina est vraiment merveilleuse de naturel. Les deux acteurs, et il n’y en a pas beaucoup comme ça, sont des instinctifs, tout comme Annie d’ailleurs ; ça apporte beaucoup de réalisme. Pourtant, il n’y a pas d’improvisation. Le film est très écrit par Murielle Magellan, la scénariste qui a adapté le roman ; la trame est la même, mais le film est plus optimiste sur l’avenir du héros. Je voulais vraiment mettre l’accent sur l’espoir. Je me sens toujours une responsabilité par rapport à mes films, et notamment ceux que je fais pour la télévision. Mon souhait, c’était de m’adresser aussi aux illettrés et d’être entendu par eux. L’illettrisme est un vrai handicap, mais c’est aussi quelque chose qu’on pourrait résoudre. Je suis ravi que le film soit le fer de lance des Journées nationales qui ont lieu du 5 au 9 septembre prochain.
Comment s’est déroulé le tournage ?
J.-P. A. : Nous avons tourné sur vingt-deux jours à Marseille avec une équipe de France 3 vraiment fantastique, un cadreur et une monteuse d’exception. On était tous très motivés, aussi bien l’équipe technique que les comédiens, parce qu’on avait quelque chose de fort à défendre. C’est rare. C’est bien d’apporter du divertissement, de l’émotion, mais c’est mieux de se dire qu’on peut faire un film un petit peu utile. J’espère vraiment qu’il pourra faire bouger des personnes en situation d’illettrisme ; qu’elles se disent d’abord : « Tiens, on parle de nous », et puis qu’elles se rendent compte qu’elles ne sont ni « nuls » ni « le rebut de la société ».
Un bon souvenir de ce tournage ?
J.-P. A. : Ce qui m’a fait plaisir, c’est que les gens de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme qui ont vu le film se sont complètement retrouvés. Et ont même découvert des choses, du domaine de l’intime, du point de vue de l’illettré. Ce n’est pas juste une question de ne pas savoir lire. L’illettrisme nuit à tout et empêche les gens de vivre leur vie. Ils sont toujours dans la rétention, parce que la connaissance, c’est tout de même ce qui libère. Apprendre, c’est pouvoir s’épanouir, et tout le monde y a droit, y compris à l’âge adulte, mais il faut être en mesure de franchir le pas.
Propos recueillis par Beatriz Loiseau
Diplômé de l’IDHEC, Jean-Pierre Améris réalise en 1987 trois courts-métrages, dont Intérim, grand prix du Festival de Clermont-Ferrand en 1988. En 1992, il met en scène son premier long-métrage, Le Bateau de mariage, prix de la jeunesse au Festival de Tübingen. Il alterne ensuite fictions et documentaires avant de réaliser Les Aveux de l’innocent (avec Bruno Putzulu et Élisabeth Depardieu), primé plusieurs fois au Festival de Cannes en 1996. Cinq ans plus tard, il obtient le prix de la mise en scène au Festival de San Sebastián et l’étoile d’or (meilleur acteur pour Jacques Dutronc) au Festival international du film de Marrakech avec C’est la vie.
En 2007 et 2008, Maman est folle obtient cinq prix, dont le grand prix du jury et le prix du meilleur scénario, au Festival de la fiction TV de La Rochelle. En 2012, le film Les Émotifs anonymes (avec Isabelle Carré et Benoît Poelvoorde) est récompensé d’un magritte du meilleur film en coproduction. En 2017, le film est adapté en comédie musicale au théâtre Shakespeare Globe à Londres, sous le titre Romantics Anonymous et connaît un grand succès.